Séries télévisées au prisme du genre

Dans le cadre d’un cours d’épistémologie des études de genre, j’ai dû réaliser une notice de dictionnaire en lien avec le genre sur un sujet que je connaissais bien. Devinez ce que j’ai choisi…

Séries télévisées : En tant qu’objets de culture populaire (Djavadzadeh, 2021), dont les Cultural Studies vont s’emparer dès la fin des années 1990, les séries télévisées se présentent d’emblée sous le prisme du genre. Considérées dès leurs débuts comme féminines, que ce soit par leur installation au sein de l’espace privé des foyers, leurs thèmes axés autour du couple et de la famille, leur public, la place qu’elles accordent aux personnages féminins (Boutet, 2007), voire aux femmes en général au sein de leur industrie en comparaison avec celle du cinéma, le caractère frivole, banal et répétitif qu’on leur attribue, elles semblent n’avoir pu bénéficier d’un véritable intérêt, critique comme académique, qu’au prix d’une masculinisation de leur image (Courcoux, 2015), même si l’on peut encore constater une distinction dans leur réception en fonction des genres – le Soap reste typiquement codé comme féminin (Chedaleux, 2021)-, des personnages principaux et des thèmes traités (Alex, 2015).

Longtemps considérées comme un vecteur de l’idéologie dominante, donc patriarchale, elles ont pourtant su très tôt distiller des formes de subversion et ouvrir ainsi des espaces à des lectures dissidentes. De fait, si les personnages mis en scène ont longtemps reproduit, et continuent dans une large proportion de le faire, toute la grammaire des rapports binaires, normés, hiérarchisés et hétérocentrés que constitue le genre en tant que système social et rapport de pouvoir (Bereni, 2008), la place centrale occupée par des femmes offre à leurs regards, leurs intérêts et leur simple existence un champ de visibilité dont elles vont s’emparer pour faire valoir leur point de vue. C’est ainsi qu’en un peu plus d’un demi-siècle, les séries télévisées ont pu se faire le relai des frustrations et aspirations successives de leurs héroïnes, depuis les tentatives d’émancipation de la mère au foyer obligée de ruser pour exprimer une identité propre (Morin, 2018) jusqu’à des antagonistes dont la cruauté n’aurait plus rien à envier à leurs homologues masculins (Laugier, 2020), en passant par toute une palette de formes de résistance et de revendication.

Pour autant, on aurait tort de balayer si rapidement tout soupçon vis-à-vis d’un médium que la force de représentation soumet aux mêmes critiques que celles qui ont pu être adressées au cinéma. Dans l’ensemble moins dominées par l’omniprésence masculine, de nombreuses productions, notamment les feuilletons dits de prestige (Benassi, 2007) qui se sont développés sur le câble depuis le tournant du vingt-et-unième siècle et ont contribué à une légitimité naissante par une politique d’« auteurisation » des showrunneur.euses (Courcoux, 2015) et des thèmes comme ceux de la « crise de la masculinité » (Boisvert, 2017), n’en passeraient pour autant pas davantage le test de Bechdel (1985), consistant simplement à pouvoir identifier par leur nom, au sein d’une fiction, deux personnages féminins se parlant d’autre chose que d’un homme. De même, le « Male Gaze », consistant à faire de « la femme » représentée à l’écran l’objet passif du plaisir scopophilique du regard masculin, identifié au cinéma par Laura Mulvey (2012), trouve de nombreuses déclinaisons sérielles à la télévision. Quant à son identification à une « technologie de genre », imaginée par Teresa de Lauretis au sujet du cinéma, contribuant à produire et reproduire du genre par sa mise en scène performative, elle se doublerait, par le caractère itératif propre aux fictions sérielles, de la formation d’un « territoire du genre », faisant du genre un invariant, par-delà ses multiples transformations, voire un impensé (Lécossais, 2020).

Ces points d’attention partagent néanmoins l’intérêt académique pour les séries télévisées avec une approche plus enthousiaste les considérant, par leur attention à l’ordinaire, l’immersion qu’elles accompagnent dans différentes « formes de vie » et de langage et leur aspect pragmatique, fondant un monde commun, comme une forme d’éducation populaire à l’éthique du Care (Laugier, 2019).

Bibliographie

  • Alex, M., « Séries de filles » et « Séries de mecs » : enquête sur les représentations genrées des étudiants et étudiantes concernant les séries américaines, in « Genre en séries », 2, 2015 (URL : https://journals.openedition.org/ges/1606)
  • Benassi, S., « Sérialité(s) », in Sepulchre, S. (dir.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2007, pp.75-105
  • Bereni, L., Chauvin, S., Jaunait, A., Revillard, A., Introduction aux Gender Studies (3e ed.), Bruxelles, De Boeck, 2020
  • Boisvert, S., Le trouble silencieux des hommes en série. La « masculinité en crise » dans les séries télévisées dramatiques nord-américaines centrées sur des personnages masculins, in « Genre en séries », 5, 2017 (URL : http://journals.openedition.org/ges/871)
  • Boutet, M., « Histoire des séries télévisées », in Sepulchre, S. (dir.), Décoder les séries télévisées, Bruxelles, De Boeck, 2007, pp. 11-46
  • Chedaleux, D., « Publics/Réception », in Rennes, J. (dir.), Encyclopédie critique du genre, Paris, La découverte, 2021, pp.622-631
  • Courcoux, C.-A., À l’ouest, quelque chose de nouveau ? Féminité et sexualité dans les
  • séries américaines contemporaines, in « Genre en séries », 2, 2015 (URL : http://journals.openedition.org/ges/1704)
  • Djavadzadeh, K., « Culture populaire », in Rennes, J. (dir.), Encyclopédie critique du genre, Paris, La découverte, 2021, pp. 210-219
  • Laugier, S., Nos vies en séries Philosophie et morale d’une culture populaire, Paris, Flammarion, coll. « Climats », 2019
  • Laugier, S., Séries TV, déplacement des rapports de genre, in « Multitudes », Vol. 79, n° 2, 2020, pp. 251-257
  • Lécossais, S., Les séries télévisées, territoire du genre, in « Recherches féministes », vol. 33, n° 1, 2020, pp. 17-34 (URI : https://id.erudit.org/iderudit/1071240ar)
  • Morin, C., Un demi-siècle d’héroïnes de séries étasuniennes. Condition d’émergence et imaginaires féministes, in « Clio. Femmes, Genre, Histoire », 48, 2018, pp. 243-261 (URL : http://journals.openedition.org/clio/15182)
  • Mulvey, L., (trad.) Hardy, G., Plaisir visuel et cinéma narratif, in « Débordements » (https://zintv.org/wp-content/uploads/2018/07/plaisir_visuel_et_cine_ma_narratif.pdf)
  • Van Enis, N., Le test de Bechdel Un outil pour déjouer le sexisme au cinéma, publié par Barricade en avril 2018 (http://www.barricade.be/sites/default/files/publications/pdf/2018_le-test-de-bechdel_un-outil-pour_-dejouer-le-sexisme-au-cinema.pdf)