Comment les séries nous disent-elles la vérité ?

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Si la dimension d’évasion, de divertissement que revêtent nos séries préférées est évidemment essentielle pour comprendre l’intérêt que nous leur portons, il faudrait cependant être particulièrement aveugle pour ne pas remarquer également à quel point celles-ci nous renvoient constamment au réel duquel elles prétendent nous permettre de nous échapper. Plus encore, nous pouvons remarquer qu’un monde imaginaire ne peut jamais prétendre se libérer des règles de la vraisemblance, et plus il s’éloigne du nôtre plus ces dernières s’appliqueront rigoureusement. La cohérence interne de l’univers déployé doit faire écho à une forme de vérité.

La vérité en question peut être de différents types, et, si les plus grands récits réussiront à les combiner, même l’histoire la plus futile, et dépourvue de toute prétention de ce genre, y  participe d’une manière ou d’une autre. Ainsi, sans prétendre à l’exhaustivité, nous pouvons d’emblée identifier quatre points à travers lesquels le réel se mêle à nos fictions.

Réalisme

Pour commencer, évidemment, à travers la prétention, s’étant progressivement imposée comme une évidence depuis le 19e siècle, au réalisme, de nombreuses séries se présentent comme autant de reflets d’un état du monde, qu’il soit actuel ou historique. Cette volonté de coller au plus près de la réalité dispose de nombreux moyens pour y parvenir.

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Certaines, tout d’abord, vont choisir de nous raconter des faits réels, proches ou lointains. C’est le cas de séries historiques qui insistent sur la caution que peut leur apporter la collaboration avec des historiens. La reconstitution peut être plus ou moins rigoureuse, selon l’ambition des créateurs mais même dans les cas les plus fictionnalisés, la référence à un passé ayant vraiment existé se mue assez facilement en argument qualitatif.

Ainsi, malgré un univers clairement fantastique, même une série comme Game of Thrones se trouvera régulièrement valorisée pour le travail qu’elle réalise à partir d’œuvres artistiques et d’évènements géopolitiques. Par ailleurs, sa mise en scène et sa réalisation créent un effet de réel chez le téléspectateur en s’appropriant la manière dont le public d’aujourd’hui s’imagine un monde moyenâgeux.

Cette légitimation par le factuel n’est cependant pas propre aux seules fictions historiques. Ainsi, dans certaines séries policières et/ou judiciaires, comme ça peut être le cas de Law & Order, les débats qu’elles mettent en scène ont d’autant plus de poids qu’ils trouvent leur source dans l’actualité.

Au-delà de la simple mention « inspiré de faits réels », de plus en plus de fictions s’appuient sur de solides connaissances historiques, politiques, économiques ou autres pour développer un sentiment de possible vis-à-vis des évènements qu’elles mettent en place. Citons, par exemple, des séries comme Homeland ou The Americans, qu’un contrat tacite semble lier à leur public, celui d’informer autant que de divertir.

Generation Kill

De la même manière, l’usage d’un jargon et de techniques professionnelles corrects permet de donner consistance aux séries médicales, judiciaires, « informatiques » ou autres, qui fait à la fois l’intérêt informatif et l’exotisme des univers mis en scène. Plus la série se révèlera réaliste sur ces points et plus elle bénéficiera d’une réputation de qualité. Les connaisseurs seront ravis de voir leurs compétences ainsi reconnues et les novices se réjouiront à chaque signe de confirmation par le réel.

Face, et parfois en parallèle, à cette inspiration, une réalisation et une narration proche du documentaire peuvent également soutenir l’effet de réel d’un récit. Ainsi, malgré des personnages et des évènements entièrement fictionnels, des séries comme Treme, Southland ou même Friday Night Lights imposent le réalisme de leurs univers grâce à des codes proches du documentaire.

Les longs plans nous plongeant dans la quotidienneté, le mode de vie, des personnages dont on nous raconte l’histoire, le caractère ordinaire de ceux-ci, les plans larges nous montrant la vie qui continue autour d’eux, tout cela donne à ces œuvres une dimension, un poids, si pas toujours politique au minimum engagé car elles portent un propos sur le réel.

De même, le choix d’une narration lente, « inachevée », faite de faux départs et de retour en arrière, en bref d’un rapport au temps non-linéaire et débarrassé de la prétention de donner, ou de prendre, sens contribue à cet effet de réel, tout autant qu’il nous informe, d’ailleurs, sur la représentation que nous nous faisons de celui-ci. (Sur cette question du vraisemblable et de son rapport à la réalité, un article spécifique suivra.)

The Sopranos

Enfin, sans même devoir adopter aucun de ces stratagèmes permettant de relier la fiction au réel, notons que, sans prétendre s’y ancrer, certaines séries finissent par devenir emblématiques de l’esprit d’une époque. J’ai, personnellement, la conviction que toutes les séries participent de l’esprit du temps et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’y consacre mon temps et mes capacités (ce besoin de comprendre comment fonctionne la société dans laquelle je vis). Mais, à la fois parce qu’un large public s’y est identifié et l’a intégré à sa vie, et parce qu’elles montraient une tendance en train de se développer, des phénomènes comme Friends et The Big Bang Theory ont fini par dépasser leur statut de fiction pour devenir les catalyseurs de changements socio-culturels.

Pertinence sociologique

Nous le voyons, le réalisme peut prendre des formes très diverses. Cet effet de miroir n’est cependant pas la seule manière dont dispose la fiction pour nous parler du réel. Ainsi, parce qu’elles sont aussi une manière pour nos sociétés de se raconter, les séries serviront également de terrain d’expérimentation et d’interrogation permettant une réévaluation constante de son fonctionnement. Si nous y apprenons bien souvent les bases du fonctionnement de nos institutions (ou du moins dans ce cas-ci souvent des institutions américaines), c’est aussi grâce au jeu d’imagination constant qu’elles entretiennent qu’elles serviront de théâtre aux débats les plus actuels, ainsi qu’aux remises en cause de son organisation et son fonctionnement.

Ainsi, là où certaines comme South Park, Homeland ou Law & Order mettrons en scène ces débats, en faisant porter à leurs personnages des points de vue contradictoires, la plupart des autres se présentent comme autant de manières de tester l’une ou l’autre de nos évidences. Couple, sexualité, mariage, amitié, genres, justice, apparences, famille, institutions, technologie, …

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Les sujets travaillés par la fiction sont innombrables et en constante mutation sous l’effet de ces différentes mises en contexte. Le couple interrogé par Californication n’a pas grand-chose à voir avec ceux de Big Love ou d’Ally McBeal et pourtant tous participent de l’idée que nos contemporains peuvent se faire de l’amour. En effet, contrairement aux idées platoniciennes, ces notions n’ont rien d’éternel, ce ne sont pas des essences mais les objets de luttes sociales constantes pour leur définition. Or, ces luttes symboliques ne peuvent s’opérer qu’au sein de l’espace de liberté qu’ouvre la fiction.

Concrétude émotionnelle

Mais quiconque s’est un peu plongé dans les séries le sait, si elles nous fascinent autant, ce n’est probablement pas pour leur valeur éducative ou leur dimension collective. Si nous sommes captivés, c’est bien avant tout parce que plus que nous parler de la réalité, elles sont elles-mêmes bien réelles. A travers les nombreuses émotions qu’elles suscitent en nous, avant de nous parler du réel, elles nous le font ressentir, parfois avec douceur, mais parfois aussi avec l’intensité d’un ouragan.

Cette concrétude du fictionnel, parce qu’elle nous parle directement aux tripes a un effet sur nous en tant qu’individu. Qu’elles suscitent la colère, la tristesse, le dégoût ou l’attirance, les séries nous poussent à nous remettre en question, à nous situer, à nous projeter. Contrairement au mythe de la passivité spectatorielle, cette reconnaissance du caractère réel des fictions au sein de nos existences nous interpelle sur les effets que celles-ci ont sur nous.

The Office

De fait, sans projection imaginaire, il est quasiment impossible de comprendre comment les individus se développeraient moralement. Après avoir reconnu son utilité et ses effets sociaux, sans doute peut-on également mettre en lumière la dimension anthropologique de la fiction sans laquelle les occasions de tester nos valeurs, nos limites, nos désirs, ainsi que notre compréhension des valeurs, des limites et des désirs des autres, seraient bien restreintes.

C’est pourquoi, quoique certaines séries soient totalement irréalistes, il nous arrive d’y trouver des accents de vérité grâce à leur réalisme émotionnel. Que ce soit en transmettant un ressenti partagé par de nombreux spectateurs ou en permettant à ceux-ci de mieux en comprendre les mécanismes psychologiques, elle manifeste un monde réel pour nous, celui de nos sentiments. Les éventuelles incohérences émotionnelles nous apparaissent d’ailleurs tout aussi invraisemblables, et impardonnables, que de mauvais effets spéciaux ou une intrigue farfelue. Le contrat fictionnel permettant la suspension de notre incrédulité s’en trouve rompu.

Portée symbolique

Enfin, approfondissant notre connaissance de nous-mêmes autant que celle de notre univers culturel et de la « nature humaine », les séries nous parlent de la vérité dans ce qu’elle peut avoir de plus fondamental. A travers un univers symbolique riche, des questionnements métaphysiques autant qu’existentiels, une quête de sens perpétuelle, nos fictions nous parlent encore de la réalité. Si, bien sûr, on peut aisément reconnaitre cette dimension dans Buffy, Oz ou Lost, tout récit nous dit en réalité sa vérité sur ce que c’est que vivre, être humain. Tous ne le font cependant pas avec nuance et intelligence.

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Ainsi, les questions telles que celles du mal, du spirituel, du destin, de la mort, du bonheur, de la foi, … trouvent dans les séries autant de supports pour se développer. Descendants désacralisés des mythes d’autrefois, nos fictions nous disent la vérité parce que nulle vérité n’est accessible autrement. Débarrassées de la dimension obligatoire des religions, c’est par leur démultiplication à l’infini qu’elles constituent la récitation de la cosmogonie contemporaine.

P.S. : Cet article reprend le propos développé lors de notre émission 2×26 sur les vérités fictionnelles.