La série télévisée, un art philosophique ?

buffyjonathan

Depuis une dizaine d’années, les ouvrages mêlant séries et philosophie se sont multipliés, démontrant à ceux qui en doutaient encore la richesse de ce genre fictionnel nouvellement frappé du sceau de la légitimité culturelle.

Pour la plupart, cependant, ces travaux se limitent à des lectures de l’un ou l’autre aspect de ces œuvres à partir de concepts philosophiques existants. Si la démarche est passionnante lorsqu’il s’agit de démontrer la puissance évocatrice que permet l’illustration de concepts par la fiction, et par conséquent l’immense potentiel pédagogique encore trop peu exploré de celle-ci, ou plus simplement encore la grande cohérence thématique et symbolique dont elles peuvent faire preuve, elle me semble présupposer, sans véritablement prendre la peine de l’interroger, la légitimité philosophique de leur objet d’analyse.

C’est donc à cette question que je vais tenter de m’atteler dans cet article. En effet, alors que la surreprésentation, dans ces livres, des séries du cable les mieux cotées pourrait donner l’impression qu’en la matière seule la quality TV serait pertinente, j’ai la conviction que la série télévisée, en tant que format, présente d’ors et déjà des caractéristiques proches de la démarche philosophique.

Ainsi, pour commencer, parce qu’elle se construit dans un modèle culturel de reproduction industrielle, la fiction sérielle exige rigueur et cohérence interne qui finissent par lui donner la stabilité d’un système de significations. Symbolisé par la « bible » généralement établie par le pilote, ce système pose les fondations d’un monde et détermine l’ensemble de ses évolutions et ajouts successifs, permettant dès lors une certaine prédictibilité interprétative rendant sa lecture sous l’éclairage de l’un ou l’autre concept philosophique d’autant plus aisée et évidente.

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Cela ne signifie pas que toutes les séries arrivent à maintenir leur cohérence jusqu’au bout. Certaines trames, certains épisodes peuvent évidemment être totalement ratés. Mais le fait même d’être capable de les repérer démontre combien il s’agit là d’une exigence primordiale. Par ailleurs, cela n’implique pas non plus l’impossibilité de changement, d’évolution des enjeux ; ni même que les Procedurals répondraient mieux à l’idée de système que les feuilletons. Ces catégories méconnaissent d’ailleurs souvent combien les épisodes bouclés peuvent parfois appuyer des changements importants quand le déroulement d’un récit unique peut révéler le retour perpétuel du même.

Quoi qu’il en soit, cette image de la série comme système, proche de ceux qu’ont développé, durant des siècles les philosophes successifs, des macro-descriptions du monde, ne serait pas complète si l’on n’y ajoutait la part d’insaisissable, d’évanescent, de jamais totalement fini qui caractérise si bien l’imaginaire en général, mais aussi la culture populaire, et que revendique tout un pan de la philosophie contemporaine.

C’est que, si la série se prête particulièrement bien à l’illustration et l’investigation de concepts, elle n’en est pas pour autant un discours. Elle laisse une place bien plus grande que la démonstration philosophique pour l’interprétation et l’investissement subjectif. En tant que création, elle est par ailleurs soumise à de nombreux aléas sans rapport direct avec son propos, ce qui rend tout plan préétabli par un auteur isolé totalement illusoire. Enfin, s’inscrivant dans une culture de la référence, du recyclage et de l’adaptation trans-médiatique, elle ne peut jamais véritablement être considérée comme finie, définie une fois pour toute.

Par ailleurs, la démarche que nos séries développent et nous proposent de suivre peut aussi bien être rapprochée de l’idée aristotélicienne de contemplation que de la maïeutique socratique. En effet, tout d’abord, en traitant ses thèmes de prédilection dans la durée, en nous invitant à les explorer en permanence sous un jour nouveau, en les décortiquant dans tous les sens imaginables, la série peut être vue comme une forme de méditation métaphysique, mais aussi plus pragmatiquement une observation attentive de notre monde que nous permet de réinvestir à l’envi la fiction. Ensuite, parce qu’il s’agit d’œuvres participatives, tant au moment de la création que lors de la réception, exigeant un investissement personnel important pour qu’un sens puisse s’en dégager, nous pouvons les observer comme autant de portions de vérité en train d’éclore, de se révéler à elles-mêmes, comme à nous. Bien sûr, cette vision des choses s’éloigne beaucoup de la conception platonicienne de la vérité qui aurait une existence réelle et unique dans le monde des idées. Cependant, si l’on en admet une conception plus pragmatique, moins essentialiste, on peut trouver dans cette idée de maïeutique une magnifique métaphore de la manière dont, dans une œuvre culturelle, la rencontre des subjectivités donne naissance à un sens qui finit par toutes les dépasser individuellement.

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Si nous avons expliqué en quoi le format sériel actuellement en vogue se prêtait particulièrement bien à la démarche philosophique, nous allons voir qu’il en sera de même de son contenu. En effet, au même titre que l’on peut distinguer trois objets à l’investigation des philosophes, le monde, l’action humaine et le transcendant, nous pouvons observer que les séries réalisent trois types d’opération correspondants.

Pour commencer, parce qu’elles instaurent un univers, elles portent un discours sur le monde et une prétention à le connaitre. Qu’il s’agisse de nous représenter des lieux, des personnages, des évènements existant ou ayant existé, ou pas, la représentation qui nous est donnée du fonctionnement, des évidences et des problématiques de l’univers mis en place porte toujours un discours sur notre monde. A univers identique, par exemple, le sens que l’on en retirera ne sera pas le même que l’on suive un héros ou une héroïne, un individu isolé ou un groupe, une famille ou des amis, …Chacun de ces choix sont signifiants et construisent un propos sur ce que veut dire être humain ici et maintenant.

Ensuite, comme le souligne Sylvie Allouche dans le Philoséries consacré à Buffy (p.33), se référant à la pensée de Paul Ricœur, « le questionnement éthique est constitutif de l’essence même de la fiction ». Grand laboratoire où tester nos émotions et celles d’autrui, les conséquences qu’entraine chacun de nos actes, les causes psychologiques de nos réactions, les séries remplissent une fonction de « propédeutique à l’éthique ».

Cela ne signifie évidemment pas qu’il existerait un lien automatique entre les fictions que l’on côtoie et les choix que l’on poserait dans la réalité. Au contraire, c’est parce qu’elles sont un espace d’investissement personnel, sur le plan émotionnel autant que rationnel, qui laisse donc une totale liberté d’interprétation, en fonction de notre individualité autant que de notre culture, que les séries constituent un échauffement pour notre vie.

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L’influence, si on peut bien sûr considérer qu’elle existe se situe en réalité bien plus du côté de la représentation du monde dans laquelle elles nous engagent que dans l’envie totalement simpliste de reproduire les actes que l’on aurait vu à l’écran. Par contre, en mettant en image et en faisant incarner par d’autres nos dilemmes et nos ressentis les plus intimes, la fiction nous décolle  de notre expérience éthique immédiate et permet ainsi un début de rationalisation de ce qui nous pousse à agir de telle ou telle manière.

Enfin, tout récit porte en lui la tentation mythologique consistant à définir les concepts, les grands couples antagonistes sur lesquelles se construisent l’ensemble de nos visions du monde : l’amour, la mort, la justice, le mal, … Tous n’y apportent pas la finesse et l’intelligence nécessaire pour les rendre incontournables, bien sûr, mais tout sériephile pourra vous citer des œuvres qui ont éclairé et leur ont permis d’approfondir les mystères de l’existence.

Cette tâche de définition, sans arrêt reprise et remise sur le plan de travail des nouveaux créateurs, permet à ces notions éternelles d’être réactivée en permanence tout en subissant les micro-ajustements qui nous les rendront pertinents dans le contexte du moment.

Pour terminer, nous pouvons constater que les divers éléments développés jusqu’ici permettent aux séries télévisées de porter un propos largement philosophique. Ainsi,

– parce qu’elles sont le format fictionnel qui se prête le mieux au traitement et à la représentation de la quotidienneté, elles nous accompagnent au plus près pour nous parler de ce que c’est que vivre et être humain ;

– parce qu’elles lient l’universel et le particulier, le collectif et le singulier dans une expérience unique, elles nous permettent de porter sur ce qui nous entoure un regard plus conscient et réfléchi ;

– parce qu’elles exigent une certaine rigueur qui garantisse la cohérence de leur construction, elles nous éduquent à l’élaboration de raisonnements plus consistants ;

– parce qu’elles sont ouvertes à l’interprétation et peuvent être lues d’innombrables manières différentes, elles nous éveillent à la complexité ;

– parce qu’elles réinterprètent les grands thèmes mythologiques, elles nous indiquent de quoi est fait l’esprit de notre époque et nous invitent à la célébrer avec elles.

P.S. : Cet article développe le propos abordé dans l’émission 3×18 sur le sujet.