Séries et normalité
décembre 3, 2015
Plus on élargit sa culture sérielle et plus on commence à y déceler des motifs récurrents. Parmi ceux-ci, le traitement du sentiment individuel de l’anormalité, comme marginalité mais aussi comme singularité, saute assez rapidement aux yeux. On ne compte en effet plus les héros sortant de l’ordinaire, du plus farfelu au plus génial, du plus admirable au moins enviable.
Bref, c’est bien connu, les gens « normaux » sont sans histoire. Il est donc assez logique que l’on en rencontre peu dans les récits. Corrigeons cependant immédiatement cette évidence en remarquant que si les génies et autres super-héros constituent une partie non négligeable des personnages peuplant les séries, ce format adopte néanmoins une position spécifique vis-à-vis de cette question.
En effet, tout d’abord, parce qu’elles s’installent dans un temps long avec des rendez-vous destinés à devenir récurrents, ces fictions favorisent le traitement d’une dimension plus quotidienne et intime qu’un récit bouclé. Même, et peut-être plus encore, celles qui se composent d’épisodes indépendants les uns des autres mettent en avant la banalité du quotidien puisque celui-ci constitue le seul motif qui leur donne une forme d’homogénéité.
Ensuite, mais les deux sont évidemment liés, les personnages mis en scène, et devant servir de supports à l’identification du public, sont, davantage qu’ailleurs, traités dans leur banalité, qu’il s’agisse de montrer des gens ordinaires vivant des situations extraordinaires ou, au contraire, des gens extraordinaires dans des situations destinées à nous les rendre proches.
Notons que cette tendance à privilégier le quotidien et le banal, même si elle trouve dans le format sériel le support idéal pour s’épanouir, peut aujourd’hui s’observer partout, révélant ainsi une véritable vision contemporaine du monde. Si l’on peut bien sûr y voir un effet de contagion de la grille de lecture favorisée par le succès actuel des séries télévisées, il serait cependant réducteur d’y voir un simple effet mécanique. En vérité, un format, avec ses limitations et la singularité de son regard n’arrive à s’imposer que si les mentalités qui le reçoivent y sont sensibles.
Quoi qu’il en soit, quotidienneté et extraordinaire ne sont en rien antinomiques dans le cas qui nous occupe ici puisqu’ils se mettent en valeur mutuellement. Ainsi, un personnage hors du commun ne prend sa pleine mesure que lorsque l’on considère l’extrême banalité des autres aspects de sa vie et de sa personnalité, au même titre qu’un personnage ordinaire ne prend véritablement chair que grâce au grain de folie qui le distinguera.
C’est donc avant tout à travers les personnages que ce sujet va trouver à s’exprimer. En effet, le besoin scénaristique de caractériser et individualiser ceux-ci va souvent conduire à une accentuation des différences. De Starsky et Hutch aux Desperate Housewives, les caractérisations claires non seulement facilitent la lecture des enjeux mais offrent également une base conflictuelle déclinable à l’infini. La valorisation de la singularité d’un personnage ne se limite cependant pas à cette distinction qui ne présuppose pas encore d’écart face à une norme.
Par contre, le procédé relativement fréquent consistant à nous représenter un personnage en dissonance avec un milieu, qu’il cherche à l’intégrer ou qu’il y soit depuis toujours, offre une occasion sans cesse renouvelée d’interroger les normes à l’œuvre au sein de ce milieu. Or, la mise en scène de ce débat constitue une des fonctions majeures de la fiction puisqu’elle va permettre, par la prise en compte de points de vue différents, de légères modifications des normes tout en assurant leur consolidation en en réaffirmant la légitimité.
Nourrie par, et peut-être entretenant, un sentiment contemporain que je qualifierais de « marginalité de masse », la question se retrouve sous des formes diverses dans de nombreuses séries. Certaines plus que d’autres en feront cependant un sujet privilégié. Parmi celles-ci, nous en distinguerons trois : les séries adolescentes, celles interrogeant spécifiquement la « norme » et enfin les séries centrées sur un héros hors-norme.
Assez logiquement, les séries adolescentes ou pré-adultes constituent un support privilégié pour l’expression d’une difficulté à trouver sa place au milieu des autres et face aux supports d’identification proposés. Qu’il s’agisse d’un sentiment d’étrangeté ou de malaise face aux pairs (Awkward, Daria, The Inbetweeners, …), à l’avenir ou aux modèles adultes (Buffy, Dawson, One Tree Hill, …), aux exigences, jugements et fonctionnement de la société (Suburgatory, In the Flesh, Young Americans, Misfits, …) ou simplement à soi-même (My Mad Fat Diary, Teen Wolf, …) ces séries se présentent bien souvent comme autant de parcours initiatiques dont la finalité serait l’intégration apaisée d’une personnalité affirmée au sein d’une organisation sociale standardisée, mais pas forcément impersonnelle grâce à l’action de cette singularité.
C’est la raison pour laquelle ces fictions, malgré la prise en compte de certains malaises parfois difficiles à vivre, se présentent également comme des espaces de célébration de cette période d’incertitude et de tatonnement.
Certaines séries, ensuite, se penchent plus particulièrement sur la norme et notamment sur ce qui nous différencie du monstrueux ou du pervers (Being Human, American Horror Story, True Blood, The Walking Dead, Dexter, …). En la matière, le traitement par le fantastique offre un univers particulièrement efficace grâce à son potentiel métaphorique. Certaines s’accompagnent d’un propos clairement en faveur d’un droit à la différence mais le lien n’est pas systématique.
Par ailleurs, les comédies, parce que le rire sous-tend toujours la reconnaissance d’une norme, peuvent également être vues comme des séries interrogeant la normalité. Qu’il s’agisse de traiter du couple, de la vie professionnelle ou de manière d’être, elles revendiquent toujours un grain de folie permettant autant de mettre à distance que d’inclure ses personnages décalés. Plus encore, par leurs différences ceux-ci expriment souvent un rapport au monde en cours de légitimation, qu’il s’agisse des Nerds de The Big Bang Theory ou des éternels spectateurs de Community.
Enfin, avec son large bestiaire de héros extraordinaires, le monde des séries affirme la primauté de l’individu tout en permettant l’affirmation de normes concurrentes. Ainsi, les valeurs de vérité portées par le Docteur House ouvrent la voie à une interrogation sur leur place aux côtés du soin et de la compassion. Au même titre que les séries adolescentes, nous retrouvons ici l’expression d’un malaise et d’une difficulté à trouver sa place. Ces héros se présentent, en effet, comme profondément abîmés par la vie et susceptibles de passer la frontière de la normalité à tout moment.
Bien sûr les héros hors du commun ne sont pas propres à notre époque. Pour autant l’usage qui en est fait aujourd’hui revêt la particularité de porter son attention sur le sentiment individualisé de n’être pas « normal » et de ne pouvoir mener une vie « normale » bien plus que sur la manière dont cette singularité peut être mise au service de la collectivité. Les enjeux sociaux se trouvent donc soumis à cette individualisation du point de vue portée par l’expression d’un sentiment largement partagé de n’être pas comme tout le monde.
Supportée par la valorisation concomitante de la quotidienneté, qui en fonde la vraisemblance et l’adhésion de tous, cette expression, tout autant que célébration, de la singularité, et parfois marginalité, des individus me semble constituer un des axes majeurs de ce que les séries récentes ont à nous dire du mode d’être qui est le nôtre. Elles semblent nous dire qu’elles nous comprennent et nous reconnaissent, jusque dans notre solitude, l’incompressible (un peu à la manière du paradoxe de Zenon) distance qui nous sépare des autres et fait de nous des individualités à part entière.
P.S. : Cet article reprend le propos du podcast 2×21 consacré au sujet.
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