Breaking Bad et le Mal
janvier 7, 2015
Ça a été dit et redit, Breaking Bad retrace sur cinq saisons la naissance et la croissance du Mal. Un monsieur tout le monde, en apparence du moins, voit peu à peu son visage changer du tout au tout lorsqu’il apprend qu’il n’a plus rien à perdre. Si l’on se concentre sur cette métamorphose, la série prend des accents de tragédie classique : assez rapidement il devient évident que le Mal qui anime Walter White, c’est son orgueil. On voit l’Ubris pointer le bout de son nez et on applaudit cette réinterprétation contemporaine d’un thème millénaire.
Pourtant, je suis intimement convaincu que cette figure du héros dévoré par son égo, dont la présence est indubitable, ne constitue pas le noyau du propos de la série sur la nature du Mal. A côté des scènes nous représentant un Walter en manque de reconnaissance, cherchant à reprendre le pouvoir sur sa vie et sur les autres, il en est tant qui nous le montre minable, paniqué, défait, malade et isolé par sa folie, qu’on ne peut prétendre longtemps qu’il s’agit là d’une figure exemplaire du personnage enivré de puissance.
Sa fierté le maintient en vie, qui pourrait lui en vouloir ?! C’est, au contraire, au départ ce qui va nous le rendre humain et proche. Mais, si le spectateur, alors en phase d’identification, peut parfois suivre avec plaisir les quelques moments de gloire que rapporte à notre héros ce sursaut vital, il ne peut que constater également la débandade qui en découle au sein de son couple et sa famille.
Le moins que l’on puisse dire est que les scènes au cours desquels il nous apparaît « badass » sont très furtives. Suscitant beaucoup moins la sympathie, Walter se retrouve régulièrement obligé de s’humilier davantage aux yeux de ses proches pour couvrir ses agissements réels. Si son amour propre explique une bonne part de ses décisions, son manque de sang-froid, son manque d’envergure individuelle et la nécessité de couvrir ses activités en justifient tout autant, sinon plus.
C’est pourquoi il me semble que bien plus qu’une reprise du thème éculé du Mal/orgueil, et malgré son utilisation plutôt maligne, le véritable propos moral de la série se trouve ailleurs. Il ne s’agit pas plus, précisons-le tout de suite de lois ou de règles morales qui n’auraient pas été respectées. J’en veux pour preuve la sympathie grandissante qu’inspire le personnage de Jesse Pinkman, son « associé en affaire », et son salut final. Enfreindre la loi n’est qu’un moyen pour le héros d’affirmer sa valeur. A ce titre, la série ne semble porter aucun jugement négatif sur ce choix à priori. Il parait même parfaitement rationnel.
Par contre, l’hypocrisie morale de la vie de banlieue, dont la violence économique, relationnelle et existentielle se cache sous le vernis des bonnes manières et de l’appartenance à une communauté, le maintien à tout prix des apparences alors que le bateau prend l’eau de tout côté, là se trouve la troisième, et la seule véritablement inexcusable, source du Mal dans Breaking Bad.
Combien de scènes nous donnent à voir autant la bêtise et l’absence de conscience bien-pensante que les crimes et les mensonges que doit mettre en œuvre Walt, avec par la suite la complicité, étonnamment inventive, de sa femme, Skyler, pour maintenir son image lisse ? Car bien plus que les autres (les parents de Jesse, la famille, les collègues,…), c’est Walter lui-même qui se ment, qui cherche à tout prix à se fournir des excuses pour continuer à se penser comme quelqu’un de bien.
Très vite pourtant, il atteint un point de non-retour mais il continue à vouloir représenter une figure morale, à ses propres yeux, bien sûr, mais aussi, et surtout, dans le regard des autres. S’il tient tant à Jesse, c’est en partie parce qu’il est incapable de fonctionner seul mais c’est surtout parce que tant qu’à ses yeux il reste la figure « paternelle », ou au moins d’autorité morale, que lui confère le statut de prof dans lequel il l’a rencontré, il peut continuer à y croire.
C’est pourquoi le regard que porte la série sur un véritable criminel, qui s’assume comme tel, comme Mike, peut être bienveillant, voire lui accorder une certaine sagesse. Et si le final est satisfaisant, c’est notamment parce qu’il fait voler en éclats toute cette hypocrisie de surface : Skyler est une paria (la violence sourde à l’œuvre, encore) qui jamais plus n’aura légitimité à porter un quelconque jugement moral, Walt devient enfin pleinement Heisenberg, il effraie la voisine devant leur pavillon de banlieue (leur façade) déserté, seul, Jesse, qui a toujours fait preuve d’une grande vérité dans sa manière de vivre les évènements mérite une forme de rédemption. La morale, le combat entre le Bien et le Mal peut enfin reprendre ses droits car tous les masques sont tombés.
Au-delà du Bien et du Mal, de la transgression des lois ou même de la libération de sa volonté de puissance, Breaking Bad nous rappelle qu’il existe un Mal plus fondamental et plus dangereux, car insidieux : l’hypocrisie morale de la vie petite-bourgeoise. Le tort de son héros est alors moins ce qu’il fait que le fait qu’il ne l’assume jamais pleinement. S’il est le roi des « cuisiniers », il reste à jamais incapable de quitter sa mentalité de prof sans envergure.