Flesh and Bone : mon corps e(s)t moi

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A l’heure où les problématiques sociétales et leur représentation par les séries télévisées sont devenues un critère de qualité et un argument critique de premier plan, parfois au dépend du simple plaisir de visionnage ou d’un véritable travail en profondeur des questions traitées, Flesh and Bone, la mini-série proposée par Starz, n’hésite pas à déstabiliser nos évidences en s’attaquant à un sujet difficile, celui de l’inceste, sans faire l’impasse sur ses aspects parfois dérangeants.

Un peu vite présentée comme le Mozart in the Jungle de la danse classique, Flesh and Bone propose pourtant bien plus que la découverte d’un milieu relativement hermétique et la déclinaison de ses excès urbains. Très vite, il apparait, en effet, que son propos sera ailleurs ; très vite une ambiance malsaine et une mise en scène appuyée des corps à l’écran nous indiquent que nous ne sommes pas ici dans la dramédie de mœurs.

Cette entrée en matière, parfois crue, pouvait cependant porter à confusion. Entre la nudité sublimée par l’acte sexuel d’une des danseuses, la scène homo-très-peu-érotique du chorégraphe et les danses du Strip Club, le pilote laissait craindre le pire en terme de racolage facile.

Pourtant, on le découvre assez vite, rien n’est gratuit dans l’accumulation de ces scènes, ni leur portée symbolique, ni le sentiment poisseux qu’elles provoquent chez le téléspectateur. Les huit épisodes que comporte la série se présentent à nous comme un parcours, celui d’une libération, qu’elle nous propose de suivre, et de vivre, avec son personnage principal. Le point de départ se devait donc d’être cru et peu engageant. Nous sommes invités à rester, comme Claire, fascinés parfois mais toujours sur la réserve.

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C’est que d’emblée, si l’omniprésence d’une sexualité gratuite s’impose à nous, l’admiration face aux corps des personnages, tous danseurs professionnels, nous place dans une position ambigüe. Si le corps dégoute et s’impose parfois avec violence, il fait aussi l’objet d’une maitrise qui fascine. Il est dompté, maltraité, épuisé mais également célébré, vénéré, sublimé, ces attitudes n’étant finalement que les deux faces d’une même réalité : le corps y est objet. Objet de convoitise, de désir et donc de transaction,  autant que d’une discipline rigoureuse de tous les instants ou d’excès destinés à le soumettre, le corps occupe toute la place au point d’annihiler tout sujet.

Or, l’intelligence de Flesh and Bone est d’avoir fait de ce milieu le théâtre symbolique pour nous parler d’une autre réalité, tout aussi annihilante et objectivante, celle de l’abus sexuel. Claire, notre « nouvelle » danseuse, est, en effet, porteuse d’un secret qui ne nous sera révélé qu’au fur et à mesure de l’intrigue. Dès le départ, il apparait cependant évident qu’elle est traumatisée et fuit sa famille.

Incapable de s’affirmer en tant qu’individu mais soucieuse, dans un premier temps de se réapproprier son corps, elle trouve dans le Strip Tease un moyen de reprendre confiance. Protégée par le service de sécurité, elle contrôle ainsi un minimum le désir de ceux qui veulent la posséder et dont elle est incapable de se défendre à la ville. Cette solution repose cependant sur une illusion de sécurité dont elle finira par prendre conscience, le système sur lequel il repose restant l’exploitation des femmes.

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Un changement a cependant pu s’opérer et Claire semble reprendre contrôle de sa vie et de sa relation avec les autres. Or, ce contrôle est lui aussi illusoire tant qu’elle ne se sent exister que dans le désir des autres. Et c’est bien là que l’on touche à quelque chose de fondamental et dérangeant : si notre héroïne se recouvre de livres pour dormir, c’est sans doute pour créer une barrière de protection mais c’est aussi certainement pour se sentir exister, s’empêcher de s’envoler. Car contrôler son corps, ce n’est pas forcément l’habiter, c’est encore en faire un objet soumis à une volonté, ne serait-ce que la sienne, comme le démontre également les cas de Kiira et Mia.

Ce n’est donc qu’à travers la suppression symbolique de tout ce qui permet à d’autres de la contrôler mais aussi grâce au ballet qui réconcilie son corps et ses émotions que Claire accède enfin au statut de sujet, incarné dans ce corps dont on lui a un temps ôté la maitrise.

Très symbolique, Flesh and Bone en rebutera sans doute certains par son manque de réalisme, notamment dans la figure de Roméo dont le rôle est purement narratif. Comme un chœur antique, il porte un regard social sur l’expérience de Claire, il la met en récit et lui appose une signification. Naïf au départ, il voit Bryan comme le protecteur de sa sœur si fragile. Il finit cependant, par comprendre le poids réel de cette présence et transforme l’histoire d’enfance de Claire, qui la rendait dépendante du regard des autres, en une histoire de combat dans laquelle celui-ci est un dragon qui doit être terrassé. C’est donc au profit d’un propos bien plus réel que le réalisme cède ici ses droits au symbolisme.

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En conclusion, Flesh and Bone est non seulement une série que je n’hésiterais pas à qualifier d’authentiquement féministe, mais elle est également la série qui traite le plus justement des dégâts causés par les abus sexuels. Plus encore, elle nous parle des dégâts de l’objectivation du corps et de la violence qu’elle fait peser, sans même qu’on en ait forcément conscience, sur chacun d’entre nous. C’est une série, enfin, qui nous montre le chemin d’une libération possible sans faire l’impasse sur les détours parfois dérangeants qu’il peut emprunter. C’est une série sur le corps mais pour le corps et avec le corps.