Ce que vraisemblable veut dire

johnfromcin

Nous avons tenté d’explorer dans un article précédent les différentes formes que pouvaient prendre les séries pour nous parler de la réalité. Cette question en soulevait cependant assez naturellement une autre, celle du critère nous permettant d’adhérer à la représentation proposée. C’est donc sur cet aspect du rapport entre fiction et réel que je me pencherai ici.

Pourquoi certains récits sonnent-ils faux à nos oreilles ? Pourquoi ce jugement n’est pas forcément partagé par mon voisin ? C’est que, contrairement à ce que l’on peut parfois croire un peu rapidement, le réalisme, la prétention à refléter la réalité, n’a que peu de pertinence lorsque l’on parle d’univers fictionnel. En effet, notre rapport à la fiction se caractérisant par la suspension de notre incrédulité, nous sommes en vérité disposés à adhérer à bien plus qu’un simple reflet.

C’est pourquoi, le critère du réalisme se révèle vite insuffisant pour aborder le sujet. Non seulement il se révèle totalement dépassé dès lors qu’on lui oppose les innombrables univers fantastiques, épiques, merveilleux, … Mais, en plus, sa prétention à l’objectivité se heurte à la disparité de sa définition, d’un individu à l’autre, en fonction des seuils subjectifs de tolérance à l’incroyable. Nous ne sommes pas tous égaux dans la suspension de notre crédulité.

Pourtant, au-delà de ces différences, il semble quand même que l’on puisse parfois observer un consensus suffisamment large pour estimer qu’il existe bien des fictions plus crédibles que d’autres. Ce critère, qui nous pousse à rejeter telle série comme trop peu crédible tout en étant capable de s’émerveiller de la justesse de telle autre, pourtant totalement fantastique, peut se condenser en une notion, celle du vraisemblable.

Lost

Comprendre ce qui caractérise le vraisemblable n’est pas chose aisée. On pourrait le résumer comme la capacité de s’intégrer à nos horizons d’attente. Or, ceux-ci sont formés autant collectivement qu’individuellement et portent sur nos pratiques mais aussi sur nos émotions. Ainsi, par exemple, l’idée que nous nous sommes formé du couple, tant en observant les exemples qui nous entourent que par la fréquentation de récits culturellement partagés déterminera nos attentes tant dans notre vie que dans nos fantasmes, et influera donc forcément le regard que nous portons sur ses avatars fictionnels.

Ainsi, on pourrait donner raison à Platon : il existe bien des idées de chaque réalité dont les occurrences sur terre ne sont que les fades reflets, partiaux et contingents. On pourrait même ajouter que ces idées prennent, pour celui qui les conçoit, la forme de vérités, éternelles et universelles, dont le non-respect lui inspire colère et incompréhension. Mais laissons Platon retourner ses vieux os dans sa tombe tant que nous violons ainsi allègrement la teneur de son propos et revenons-en à nos moutons.

Cette colère et cette incompréhension face à d’autres représentations de ces images que nous charrions tous en nous, c’est ce que nous ressentons lorsque nos horizons d’attente ne sont pas rencontrés, lorsque la proposition qui nous est faite s’en éloigne trop, lorsque notre vérité se sent bafouée.  En bref, ça ne sonne pas juste et on se sent dérangé dans notre bon droit à détenir la vérité.

Entre idéologie, mythes, mémoire collective, méta et micro récits, symboles, rituels, expériences personnelles et/ou racontées, … il faut avouer que nos attentes prennent en compte suffisamment de complexité en se formant pour justifier leur caractère quasiment sacré à nos yeux. De plus, chaque confirmation de leur pertinence les renforce. Or, en déterminant notre regard sur le réel, celles-ci ont d’autant plus de chance de se voir légitimées, et ainsi confortées dans leur statut de vérités.

Ce cycle auto-réalisateur explique largement pourquoi l’on peut considérer nos fictions comme des agents du statut quo. En confirmant la pertinence du système de représentation qui en a permis l’émergence, elles en assurent également la pérennité. Notons néanmoins que ce phénomène n’est jamais figé et s’accompagne toujours de son pendant subversif, la fiction ouvrant également un terrain d’expérimentation « idéologique » facilitant l’émergence de nouvelles attentes.

My Name is Earl

Nous pouvons donc voir comment notre imaginaire dispose d’un véritable pouvoir sur le réel, tout autant que l’inverse. Ainsi, un des pouvoirs les plus effectifs de la fiction que nous pouvons observer consistera en l’invisibilisation de certaines catégories de la population ou problématiques.

Pour en revenir à un sujet d’actualité, si la sous-représentation des femmes noires dans les séries est dérangeante, ce n’est pas uniquement parce que les opportunités de prix et de travail pour les actrices de couleur s’en retrouvent réduites au minimum, c’est surtout que leur poids social, économique, culturel, individuel fait tellement peu partie de nos automatismes mentaux que nous ne l’envisageons ni dans le réel, ni dans le virtuel. Or, sans ce premier pas vers la reconnaissance, rien n’est imaginable. Et de fait, il suffit de constater combien la représentation ethnique dans les séries nous apparait souvent forcée et sonne faux pour prendre conscience du chemin qu’il reste à parcourir pour que l’égalité de tous fasse partie de nos attentes.

En effet, sous l’illusion fictionnelle de nous raconter une histoire en particulier, surtout en télévision où le quotidien et l’intime sont si largement au cœur des univers proposés, la portée universelle pointe toujours le bout de son nez. Raconter, c’est partager et ce qui est partageable porte en lui une part d’universel. Tout récit est donc aussi un métarécit, un discours sur le monde.

Aussi, lorsqu’une série nous apparait peu vraisemblable, ce jugement, loin d’être une constatation anodine sur sa fidélité avec le réel, véhicule autant mon histoire que ma culture, le passé que le futur.

Cet article complète le propos de l’émission suivante sur le même sujet.