Dawson et le sexe
septembre 14, 2015
Parmi les nombreuses critiques qui ont pu être formulées sur Dawson’s Creek, le traitement de la sexualité mérite une analyse à part. (Les autres, comme le côté pleurnicheur, le sur-place de l’intrigue et les dialogues trop intellos pour certains, sont traités dans l’article « Pourquoi Dawson c’est génial ».)
De fait, la série a donné une représentation si prude et flippée de la sexualité que toutes les séries ados qui ont suivi semblent s’être positionnées sur cette question en réaction, explicite, comme dans le cas de One Tree Hill par exemple, ou pas, à celle-ci.
Dans Dawson, le sexe incarne, en effet, le point d’orgue de tout ce que nous avons pu analyser précédemment. Cristallisation des fantasmes et des angoisses de ses personnages, le sexe se voit investi de toutes leurs névroses. Il concrétise l’impossible retour en arrière pour Jen, la confrontation à des responsabilités vouées à révéler l’imposture de son aisance présente pour Pacey, et, bien sûr, l’idéalisation ultime d’un amour vu comme fusionnel pour Dawson et Joey. Quant à Jack, disons que la question n’est même pas envisagée tant s’accepter homosexuel prend déjà toute la place, le baiser à lui seul représentant un pas quasiment infranchissable.
Ces fantasmes, comme tous les autres, paralysent ces adolescents, laissant place à des palabres incessantes et l’expression d’une sensibilité exacerbée par l’impossible passage à l’acte. Bref, on reste vierge jusqu’à la fin des temps tout en scrutant les moindres signes que l’autre n’en fasse pas autant. Leur regard sur la sexualité, et sa possible expression chez les autres, est donc extrêmement prude et moralisateur, empreint de tous les préjugés dont peuvent être affublés les puceaux.
Le discours de Dawson (et Joey à sa suite) vis-à-vis du sexe est ainsi, il est vrai, assez coincé. Il ne résume cependant pas la vision que la série prétend nous apporter. Il est au contraire explicitement présenté comme le point de vue naïf d’un garçon sans aucune expérience et est sans arrêt contrebalancé par le regard plus éclairé de ses parents, Jen ou Pacey. Son mépris pour ce sujet qu’il estime souvent assez sale est ainsi souvent présenté comme le signe de l’angoisse que cette problématique soulève en lui, et qui explique aussi en partie pourquoi il campe sur ses positions aussi longtemps.
Si elle prend son temps, la série nous montre cependant chacun d’entre eux pénétrer les uns après les autres dans ce territoire inconnu (à l’exception toujours de Jack évidemment). Mais même alors, l’acte ne semble jamais se résumer à lui-même. Il entraine toujours dans son sillage un fort sentiment de culpabilité et la conscience d’une perte d’innocence. Culpabilité mêlée de honte et de haine de soi pour Jen et Jack, d’avoir reçu un cadeau qu’il ne méritait pas et dont il n’est pas à la hauteur pour Pacey, d’avoir brisé leur fantasme de fusion pour Joey et Dawson.
En matière de sexe, ici, le passage à l’acte ne suffit donc pas à se révéler capable d’en assumer les conséquences. Au contraire, il révèle d’une lumière d’autant plus crue combien aucun n’est prêt à voir ses fantasmes bousculés par la réalité et ils finissent par préférer faire marche arrière. Si la série nous dit quelque chose de la sexualité, c’est donc bien que ce n’est pas parce qu’on est physiquement prêt à franchir le pas qu’on y est forcément émotionnellement préparé. Notre imaginaire, que ce soit en l’idéalisant ou en la dégradant, peut se mettre en travers de la nécessaire acceptation de soi que cela requiert.
On peut bien sûr interpréter cette vision comme le résultat de différents facteurs comme la pression conservatrice entourant la production de la série – ce que relate, par exemple, parfaitement le final à travers l’anecdote ridicule du remplacement du terme « masturbation » par l’expression « promener le chien » – mais aussi l’inspiration autobiographique de la série dont le créateur, Kevin Williamson, a probablement eu à batailler avec son identité homosexuelle dans un environnement et à une époque où l’on peut imaginer combien elle était difficile à accepter.
Réduire ce que la série a à nous dire de la sexualité des ados à ces éléments conjoncturels me paraitrait cependant être une erreur. Comme je l’ai dit, en effet, les autres Teen Dramas semblent, depuis Dawson (je ne compte donc pas Buffy parmi eux), s’être accordées pour en donner une image beaucoup plus festive et décomplexée. Or, si transmettre ce message dédramatisant est absolument nécessaire et salutaire, prendre en compte les difficultés, les complexes, le poids de la morale ambiante, la part de responsabilité aussi, que cela implique l’est tout autant si l’on ne veut pas perpétuer un imaginaire totalement fantasmé et faux, générateur d’angoisse, sur le sujet.
L’unitéralité du traitement de la sexualité adolescente sur un modèle, finalement tout aussi normatif que la vision conservatrice, proche, voire identique en tout point, à celle des jeunes adultes rencontrés dans la majorité des comédies, me parait assez problématique. Non seulement parce qu’elle en nie la spécificité et les difficultés rencontrées mais aussi parce qu’elle prétend s’adresser à un monde parfaitement éclairé alors que nous sommes loin d’être débarrassés du poids moral qui pèse encore sur le sujet.
Faisant le choix de déconstruire un imaginaire, hérité pour large part du cinéma et idéalisant la sexualité en général, et les premiers émois en particulier, au même titre qu’elle prend un malin plaisir à mettre en pièce le poncif du bal de promo, la série nous en montre peut-être une face plus obscure, qu’on n’a pas forcément envie de voir, mais elle lui permet aussi d’accéder à une forme l’existence et de reconnaissance. Elle prend ainsi par la main ceux pour qui ces expériences se sont révélées décevantes, voire carrément catastrophiques, et leur montre non seulement qu’elle les comprend mais aussi qu’ils sont loin d’être les seuls dans ce cas.
En proposant une dimension parfois explicitement éducative sur la préparation à cette expérience, Dawson’s Creek peut bien sûr sonner faux, parfois, et nous sembler ringard et moralisateur. Pourtant, il faut de temps en temps accepter de ne pas se plier aux injonctions de la culture de l’entertainment à tout prix si l’on veut parler juste. Peut-être parce que j’ai grandi à cette époque où les séries assumaient leur dimension éducative, cela ne me choque donc pas que cette question soit parfois traitée avec sérieux par la fiction, surtout qu’en l’occurrence ces occasions révèlent généralement un discours plutôt équilibré.
Cela ne veut pas dire pour autant que Dawson soit un modèle irréprochable dans sa représentation du sexe. Certains éléments peuvent même être considérés comme appartenant à ce que l’on qualifie de culture du viol. Le plus évident me semble être la fausse accusation de viol de Andy dans la saison 4 mais certaines phrases du genre « si elle t’a repoussé si violemment, c’est qu’elle est loin d’être indifférente » sont également à relever. Je crois cependant que ces éléments, s’ils sont très problématiques, restent relativement rares et marginaux par rapport au propos global que tente de développer la série.
Ainsi, par exemple, l’obsession de la pureté qui la traverse est très différente de celle que l’on peut retrouver ailleurs. Elle est généralement, en effet, le fait de pères, et dans leur ombre de mères, qui voient dans la perte de virginité de leur fille la perte de leur pouvoir sur elle (je pense, par exemple, au Coach Taylor dans Friday Night Lights, mais aussi à un des premiers épisodes de Fais pas ci, fais pas ça). L’idée sous-jacente véhiculée étant que naturellement, ainsi souillées, ces filles perdent automatiquement le lien privilégié qu’elles entretenaient avec leurs pères, fondé sur une idéalisation de leur naïveté.
Il n’est pas question de cela ici. Il n’est question ni d’un regard imposé de l’extérieur par les parents, ni d’un sujet qui ne concernerait que les filles. Bien sûr, Jen, personnage endossant à lui seul le poids de la morale puritaine, a été envoyée chez sa grand-mère par son père pour cette raison, mais l’objet de la série sera de nous montrer les dégâts que ce genre de vision provoque et, pendant six saisons, nous la verrons batailler avec plus ou moins de succès contre le système patriarcal, jusqu’au final plutôt pessimiste sur les chances de se remettre de ce genre de blessure. Toujours est-il que pour les autres l’obsession de la pureté correspond moins à une injonction puritaine à garder sa virginité à tout prix qu’à l’expression d’une peur de voir ses rêves être piétinés par la vie.
Si l’on peut, par conséquent, reconnaitre que la série aborde le sexe de manière assez névrosée, moralisatrice et avec beaucoup de complications, j’espère avoir démontré combien le traitement de cette problématique s’intègre parfaitement dans un fonctionnement symbolique plus large et n’en est que l’incarnation, bien plus que la mise en œuvre d’une volonté conservatrice et puritaine.