Les séries en mode Ego Trip
octobre 16, 2015
J’ai déjà exprimé par ailleurs combien, pour moi, les séries offraient un véhicule idéal à l’imaginaire collectif et contribuaient ainsi fortement à modeler les manières de penser de nos contemporains. Il est dès lors d’autant plus éclairant de constater combien elles se plient volontiers à la mise en lumière de la subjectivité de certains de ses personnages.
En effet, si je vais tenter ici de montrer combien cette valorisation s’explique autant, si ce n’est plus, par des exigences structurelles que par une influence idéologique à proprement parler, ce mécanisme n’en est pas moins pertinent pour comprendre la manière dont le point de vue individuel s’est imposé comme premier et naturel nos cultures.
Pour commencer, nous pouvons donc observer combien les séries disposent de procédés différents pour donner vie à l’intériorité de ses héros aux yeux des téléspectateurs. Musique, caméra subjective, projection dans les souvenirs, les rêves et les fantasmes des personnages, voix Off nous donnant à entendre leurs réflexions, en direct ou plus générale sous forme de « morale » en début ou en fin d’épisode, mais aussi incrustation de texte ou de dessins, changement de point de vue, modification d’éléments du décors, toutes ces techniques sont autant de moyen de donner une identité forte et originale à un héros.
Or, s’il est un art pour lequel les personnages, et l’attachement, ou parfois la fascination, qu’ils suscitent sont primordiaux, c’est bien l’art sériel qui ne peut s’installer que s’il s’assure la fidélité du public. Supports émotionnels et éléments familiers finissant par faire partie intégrante de nos vies, ils sont aussi la meilleure manière de donner corps à l’intrigue, et ses nombreux enjeux, à l’univers, dont ils portent les caractéristiques, et aux valeurs véhiculées. (Mais nous développerons ce sujet dans un article consacré au sujet.)
Déterminée par son cadre la série télévisée se concentre majoritairement sur un groupe de personnages assez restreint, tout son sel devant se dégager de leurs interactions. Or, dans de telles conditions favorisant dialogues et personnages typés, une troisième voie s’est dégagée assez naturellement, celle du héros-narrateur de sa propre histoire dont on nous invite à adopter le point de vue. Pour ce faire, la série se doit dès lors de donner vie et singularité à ce regard intra-diégétique.
Et cette exigence sera d’autant plus importante si le thème qu’elle souhaite traiter est peu, voire pas visuel du tout. Ainsi, des thèmes comme la dépression, la folie, les drogues, la singularité et l’imaginaire sont assez difficilement partageables et s’accompagnent bien souvent d’une difficulté à communiquer dont il faut malgré tout bien que le spectateur saisisse la portée. Sans compter que certaines de ces problématiques, déjà relativement lourdes, ne peuvent que bénéficier de la part d’enchantement qu’offre l’expression à l’image de la singularité du héros.
Les exemples de ce procédé ne manquent pas et montrent la grande variété des techniques mises en œuvre pour nous faciliter l’accès à l’intimité subjective. Ainsi, My Mad Fat Diary, My So Called Life, Scrubs, Ally McBeal, Wilfred, Wonderfalls ou plus récemment Mr Robot, pour ne citer qu’eux, sont autant d’œuvres qui ont contribué à donner une existence propre à l’intériorité de leurs personnages principaux, et ainsi traiter avec légèreté de sujets souvent difficiles à vivre.
Si l’on se dirige davantage vers des exemples comme United States of Tara, The Big C, Hannibal, Perception, Raines ou Sherlock, nous pouvons remarquer que ce parti pris est également souvent utilisé pour mettre en scène une spécificité mentale, voire une maladie. Nous invitant à constater par nous-mêmes l’effet de cette particularité sur le cerveau, ces fictions permettent autant de constater les dégâts, surtout privés, qu’elle peut entrainer que l’éventuelle richesse qu’elle constitue par le regard singulier qu’elle porte, notamment dans le cadre professionnel. L’éternel thème de la frontière entre le génie et la folie trouvant ainsi à s’épanouir à nouveau compte.
Or, cette question des frontières, c’est bien elle qui fera finalement l’enjeu de ces séries : frontière entre l’expression de sa singularité et le signe d’une incapacité à fonctionner « normalement », bien entendu, mais aussi entre soi et les autres (The Affair), le rêve et la réalité (Awake), la vie et la mort (Lost, Six Feet Under), le passé et le présent (Cold Case), la fiction et le réel (Dawson’s Creek), …
Expression d’une angoisse, probablement, de ne pas être comme tout le monde, tout simplement, mais aussi face à l’injonction sociale contradictoire de se démarquer toujours plus mais à condition que ce soit au service du fonctionnement de la société, c’est enfin une formidable occasion d’explorer certaines de nos catégories de compréhension du monde, sans compter l’indispensable reconnaissance ainsi accordée à l’existence de nos vies intérieures, la réalité de nos imaginaires.
N.B.: Cette question a déjà été traitée par ailleurs dans l’émission suivante.
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