Masculinité du Care ou « I don’t care » : de Larry David à Tommy Shelby
août 14, 2023
Cet été, le hasard de mes envies m’ont fait regarder sur la même période la saison 11 de Curb your Enthusiasm et l’entièreté des Peaky Blinders que je n’avais pas encore pris la peine de découvrir jusque-là. Etant retombé peu de temps auparavant sur l’idée que je développais dans un article précédent d’une masculinité du Care à propos du personnage de Pacey, cette idée s’est mise à macérer dans l’environnement sériel que je lui offrais.
Le propos de cet article a commencé à prendre forme lorsqu’il est devenu évident pour moi que le personnage de Larry David incarnait précisément l’opposé de ce que l’on entend par l’éthique du Care. Non pas qu’il soit je-m’en-foutiste. Au contraire, il passe son temps à s’énerver et s’engueuler avec tout et n’importe qui pour des broutilles. Mais bien qu’il ne se préoccupe et ne prend jamais soin de personne d’autre que lui-même.
Or, si l’idée du Care a été développée pour rendre compte d’un raisonnement éthique moins abstrait, et présenté comme moins rationnel, que l’on constatait chez les petites filles parce qu’elles prenaient davantage en considération le bien-être d’autrui que les principes moraux, Larry David, en incarnant une caricature d’« I don’t care », semblait en parallèle devoir représenter une attitude propre à la masculinité, celle de pouvoir se permettre de ne vivre que pour soi-même sans jamais devoir prendre en compte qui que ce soit d’autre.
Il suffit de le regarder déambuler de son pas désinvolte pour prendre conscience de son privilège : cet homme n’a aucune charge mentale ou émotionnelle autre que de devoir gérer sa propre vie, ce qu’il fait d’ailleurs assez mal. Souvent, en incarnant une forme de rigidité de principe, là où il lui suffirait de prendre la peine d’écouter les autres ou de se mettre à leur place, il finit par être rejeté par l’ensemble de la communauté, apparaissant alors comme une foule irrationnelle. Il est l’homme blanc hétéro et bourgeois qui ne doute jamais de rien mais se retrouve contre tout bon sens victime d’affreuses chasses aux sorcières l’obligeant régulièrement, non pas à s’excuser de son manque d’empathie, mais à fuir le temps que ça se tasse.
Non contente de laisser tout le travail de soin à d’autres, sans même prendre la peine de le conscientiser, ce qui exigerait un minimum de reconnaissance de ce qui est accompli sans elle, hors de son champ de vision, cette masculinité « I don’t care » se révèle en effet particulièrement sensible à ce que l’on pense ou dit d’elle. Pas question de la critiquer sans y discerner la marque de l’irrationnel et du ressentiment. Elle se pense serviable et spirituelle mais s’énerve contre toute personne qui ne la percevrait pas comme elle le fantasme. Elle arrive bien à vivre sa vie sans se préoccuper des autres, pourquoi tant de gens se révèlent-ils aussi jaloux ? Tout ce qu’elle demande est de pouvoir agir et profiter des bienfaits de la civilisation sans devoir se préoccuper ou s’adapter à l’existence des autres, la moindre demande en ce sens apparaissant comme une attaque insupportable à sa liberté individuelle.
Il aurait pu être tentant de s’arrêter là et de construire ainsi une opposition binaire entre le Care féminin et l’« I don’t care » masculin, même en admettant que quelques contre-exemples viennent en confirmer la pertinence. C’est valorisant et ça rend aux femmes une dignité longtemps déniée, sans compter que ça permet d’éclairer certains comportements dont on ne peut nier l’existence dans le monde social que nous observons autour de nous. Bref, ce personnage et son attitude « éthique » nous dit quelque chose du réel. Pour autant il n’épuise certainement pas le sujet de la masculinité. Et c’est là que Tommy Shelby entre en scène.
Figure centrale, voire exclusive (ce qui n’est pas anodin, nous y reviendrons), de la série Peaky Blinders, Tommy Shelby est la présentification faite homme de la masculinité du Care, qui n’a rien d’une exception, même si son engagement est bel et bien exceptionnel, surhumain. Contrairement à un Walter White qui a pu prétendre un moment agir pour mettre sa famille à l’abri du besoin, pour se révéler au final entièrement mu par son ego, contrairement à Tony Soprano qui porte sur ses épaules toute la responsabilité du monde sans se préoccuper d’autre chose que du poids que cela représente pour lui, Tommy Shelby endure patiemment la charge que représente la mission qu’il s’est donnée et n’est jamais ambitieux pour lui seul.
Il l’est, démesurément, mais toujours en gardant sa famille en tête. Il s’agit d’élever non pas une stature personnelle, ni même seulement ses quelques proches mais bien toute une lignée, une classe, un destin. Il s’agit de sortir de sa condition, de ses travers, de son tragique, un nom, une origine, une race d’hommes et de femmes que tout destine à la médiocrité, au meurtre, au caniveau, à l’inévitable retour de bâton qui accompagne chaque petit succès. Et peu importe le prix personnel qu’il aura à payer, les reproches et l’éloignement de ceux-là même pour qui il fait ce qu’il fait. Habité par le syndrome du martyre, il endosse le rôle du méchant pour éviter à d’autres le prix de la culpabilité.
Parfois belle, lorsque l’on nous montre l’attention qu’il porte à ses enfants, souvent honorable, dans sa manière de ne jamais faire porter à d’autres le poids de ses propres démons, cette masculinité du Care n’en est pas pour autant irréprochable. Elle le place en surplomb, ce qui lui évite de devoir montrer la moindre faiblesse. Par conséquent, il décide plus qu’il n’écoute, il agit plus qu’il n’est présent, et finalement chacun n’en est que plus isolé. Certes, généralement il comprend et se révèle plus attentif qu’il ne l’exprime mais en ne cherchant jamais la compréhension de ses proches, il les désavoue malgré leurs demandes répétées d’une relation plus égalitaire.
C’est particulièrement le cas d’Ada ou Lizzie qui font preuve de la même finesse d’esprit que lui et pourraient tout-à-fait être des interlocutrices à sa hauteur. Contrairement à Grace, cependant, qui menait ses propres plans de son côté et pouvait donc être vue comme son égale, sans pour autant que cela implique de tout partager, celles-là, en suivant son plan à lui, en se proposant à ses côtés pour le suivre, s’en font des sujettes, des obligées, des protégées, au même titre que ses frères, le sexisme bienveillant en plus. Pour autant, il n’arrive pas à leur éviter de payer régulièrement le prix de ses stratégies, qui ne sont jamais aussi efficaces que lorsqu’il les met dans la confidence. Mais rien à faire un homme taciturne que rien ne touche et qui assume tout sans broncher, ça en jette !
Or, nous sommes dans une série télévisée et l’image ça compte. Tout comme le cadre dans lequel l’histoire nous est racontée. En choisissant de placer Tommy au centre d’un univers de personnalités, certes touchantes, mais finalement assez peu développées quant à leurs motivations réelles, la série condamnait cette figure de masculinité du Care à rester isolée, tirant toutes les ficelles en surplomb, pour le bien de toutes et tous certes mais sans prendre la peine d’écouter leurs besoins et attentes. C’est donc un modèle de masculinité qui sait et qui maitrise son environnement, ses actions et ses émotions qui nous est dessinée.
En quoi ce Care se distingue-t-il donc de celui que l’on attribue à la féminité ? Il me semble que c’est par ce qui oppose la transcendance et l’immanence. Son Care est un Care de surplomb, c’est un soin qui se projette vers l’avenir, vers ce qui n’est pas encore là mais pourrait advenir un jour, une fois qu’il aura fini de se salir les mains pour les autres. En attendant, cependant, il va bien falloir que quelqu’un assume le présent et vu qu’il ne s’y arrête jamais, ce sont les autres, notamment les femmes qui devront s’y coller. Est-ce par éthique, je n’en sais rien, je n’aime pas trop l’idée de glorifier ce que l’on n’a pas choisi, au risque de finir par aimer sa prison, mais le fait est que hors du présent, de la quotidienneté, que les séries représentent habituellement mieux que tout autre format, ce Care finit par se révéler bien froid et solitaire.
Le sentiment d’une occasion un peu ratée, donc, malgré des éléments intéressants, pour sortir entièrement Tommy Shelby des poncifs éculés de la masculinité et le voir embrasser une véritable attention aux autres.