Nos séries à l’épreuve du réel

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Avec l’arrivée remarquée, ces derniers mois, du documentaire dans le format sériel, et notamment Making a Murderer disponible sur Netflix, la comparaison entre fiction et réalité se fait encore plus pressante et on pourrait être tenté de minimiser l’intérêt de la première sous prétexte qu’elle présenterait une version trop idéalisée du monde.

De fait, l’illusion réaliste dans laquelle nous abordons parfois les séries se révèle avec toujours plus d’évidence lorsque l’on prend la peine de les décortiquer avec attention. C’est qu’il n’est pas un seul aspect de celles-ci qui puisse soutenir longtemps la prétention à refléter la réalité, ne serait-ce qu’en partie.

Si, bien sûr, nous sommes tous conscients de la dimension artistique de ces œuvres, qui leur donne généralement un aspect bien plus esthétique que les images documentaires, nous avons cependant souvent tendance à faire du réalisme un critère de qualité et à valoriser le travail formel destiné à nous faire vivre la série sur un mode brut et immédiat, plus proche de l’expérience que l’on peut connaitre du réel. Le paradoxe est ici évident de voir dans le traitement minutieux que cela requiert le signe par excellence de son absence, mais n’est-ce pas là toute la définition de l’art ?

Quoi qu’il en soit de la virtuosité des artisans à l’origine de nos séries, jamais celles-ci ne poussent l’exercice jusqu’à retranscrire exactement la réalité. Bien sûr, toute mise en récit est déjà d’emblée un modelage de nos expériences, quelle qu’elles soient, ce qui relativise tout autant le documentaire que la fiction, mais force est de constater que les personnages auxquels nous a habitué la télévision, comme d’ailleurs le cinéma, sont bien plus beaux, intelligents et faciles à cerner que n’importe quel individu. Portes d’entrée pour adhérer à l’histoire qui nous est proposée, ils doivent être originaux et fascinants, ce qui implique aussi correspondre à certains types prédéfinis. Ils sont le compromis parfait entre l’originalité et la banalité, le singulier et l’universel.

Ajoutez à cela un rapport au temps plus linéaire et efficace, un sens plus évident et un univers à la fois plus riche et beaucoup moins vaste, plus cohérent et propice aux coïncidences, et vous aurez une idée grossière de tout ce qui différencie la fiction de la réalité qu’elle prétend parfois dépeindre. Dans ces conditions, le travail réaliste se concentre généralement sur un ou deux de ces aspects en particulier mais jamais tous à la fois.

Quelles que soient les techniques utilisées, ceci dit, il s’agit toujours de chercher à être le plus vraisemblable possible, c’est-à-dire de ne pas laisser apparaitre les ficelles utilisées. Il est donc d’autant plus utile de se rappeler que cet objectif est loin d’être neutre. En effet, plus une représentation s’offre à nous sous les aspects du réel et plus sa puissance idéologique sera grande puisqu’il s’agit de masquer l’écart qui sépare le monde de son image. N’étant gêné en rien dans son immersion dans l’univers fictionnel qui se présente à lui sous cet aspect, le téléspectateur y adhère ainsi sous le signe de l’évidence empêchant l’émergence éventuelle de points de vue dissidents, ou à tout le moins différents.

Or, rappelons que la fiction n’est pas la réalité, même en partie. Si elle reflète le monde, ce n’est pas en tant que miroir mais bien plutôt en tant que construction sociale permettant de résoudre sur le plan symbolique les conflits existants au sein de la société. Dans ces conditions, le réalisme se présente dès lors comme l’outil le plus efficace de maintien du statu quo. Un peu comme en politique, où certains se plaisent à faire croire qu’il s’agit d’un travail d’experts dans lequel les idéologies n’auraient pas leur place, se draper dans la prétention réaliste permet de limiter notre capacité à rêver en dehors des cases, à imaginer d’autres mondes possibles.

Bien sûr, la fiction, à travers la polysémie des symboles et la liberté des interprétations particulières permet à chacun d’entre nous, s’il s’en donne la peine, de trouver un chemin pour se réapproprier son imaginaire et donner à sa lecture le sens qui lui convient. L’exigence actuelle du public pour toujours plus de réalisme, que rencontrent de mieux en mieux les innovations techniques, démontre cependant, me semble-t-il que, si elle peut être contrée, cette tendance n’en a pas moins des effets profonds et à large échelle sur nos mentalités.

Band of Brothers

L’idée selon laquelle la réalité serait une entité unifiée, dont l’expérience serait universellement partagée, immédiatement et facilement identifiable, répliquable à l’infini, en est bien sûr le présupposé, sur lequel peut reposer l’ensemble de nos évidences culturelles comme la primauté de l’individu sur le politique ou le social, du quotidien sur l’Histoire, de l’expérience sur les principes, …

Notons cependant que, malgré la prééminence de cette manière d’aborder la fiction, d’autres tentatives voient le jour avec un succès de plus en plus remarqué, en réinvestissant la liberté créative qu’elle offre pour laisser apparaitre d’autres formes de réalité, plus virtuelles, plus référencées, plus arborescentes, plus individualisées, pour laquelle chaque personnage est un centre de significations partant dans tous les sens et se connectant, à travers les références communes, à d’autres toiles pour former une réalité partagée, et largement virtuelle. (Rick and Morty, Fargo, Mr Robot, The Affair, …)

A la question de savoir si nous devrions remettre en question l’intérêt des fictions sous prétexte qu’elles ne représenteraient pas fidèlement le réel, ma réponse, vous l’aurez compris sera donc négative, pour la simple et bonne raison qu’il ne s’agit pas là de sa fonction première. Il est même important d’être attentif aux évidences que nous transmettent sans qu’on en ait forcement toujours conscience les récits les plus immersifs. Ce n’est par contre pas pour autant qu’il faudrait en conclure à l’incapacité des fictions à nous parler de notre monde. Au contraire, c’est parce qu’elles ne se contentent pas de nous tendre un miroir qu’elles nous en disent tant sur ce que la réalité peut garder de non-dit et d’invisible.

P.S. : Cet article complète le propos tenu dans l’émission 3×15 sur le même sujet.