Dawson, modèles et subversion des genres
février 17, 2021
Parmi les très nombreux axes d’interprétation que la série Dawson’s Creek nous offre à explorer, la question des modèles masculins et féminins se démarque avec évidence sans que je n’aie pour autant pris la peine de le traiter jusqu’ici. A l’occasion de l’nième visionnage auquel je me suis adonné dernièrement, me voici prête à combler ce manque.
De fait, dès le départ, la série se construit autour d’une double opposition, incarnée par chacun de ses personnages principaux, celle de ses modèles masculins et féminins. J’avais jusqu’ici, autour de la question de la sexualité notamment, beaucoup insisté sur le fossé qui sépare Dawson et Joey d’un côté de Pacey et Jen de l’autre mais, si cette distinction reste pertinente, elle se déploie en réalité sur fond d’une séparation bien plus profonde encore, celle qui isole les personnages féminins des personnages masculins. La série, par l’intermédiaire de ses personnages, insiste ainsi régulièrement sur ce qui différentie les hommes des femmes et les garçons des filles. On se retrouve dès lors de part et d’autre face à un couple d’incarnations parfaitement idéal-typiques couvrant du spectre de leur distance l’ensemble des possibles de chaque genre.
Ainsi, le pilote s’ouvre sur la mise en comparaison des deux filles, la brune et la blonde, l’amie et l’objet du désir, celle rattachée à l’enfance et celle qui introduit à une vie adulte à venir. S’il s’agit là de deux modèles de féminité que tout est sensé séparer, notons tout de même que ces différences s’inscrivent dans une condition bien plus semblable qu’elles ne le laissent paraitre, à savoir celle de ne se construire que dans et par le regard masculin. Joey et Jen ne se vivent pas forcément comme les deux faces d’une même pièce, même si la confrontation pour rester l’objet de l’attention est immédiate, mais le désir de Dawson préside à l’attribution de leurs qualificatifs respectifs.
Le modèle féminin qu’offre la série à la projection identificatoire de son public s’en trouve dès lors faussé, comme le démontre d’ailleurs rapidement la fin de saison, car l’amplitude de ce qui sépare Jen de Joey se réduit progressivement à zéro dès lors que celle-ci devient, à son tour, objet de désir. Et même si sa virginité la maintient longtemps dans un statut à part, fantasmé, idéalisé, Joey devient en réalité très rapidement le seul modèle de féminité souhaitable. Vouées au regard et à la concupiscence masculine, les filles ne disposent pour exister que du contrôle de leur corps et de leur sexualité. Se rendre inatteignable, voilà le salut. Se revirginiser, dans le cas de Jen, et vivre chaque nouvelle rencontre comme une chute dont il va falloir se relever. Se rendre parfaite au point de s’aliéner son entourage et surtout soi-même, de se rendre impuissante, incapable de désir. Ainsi se referme le piège du piédestal sur lequel Dawson’s Creek installe progressivement le féminin. La série ne manque pourtant pas de personnages et de situations montrant des femmes imparfaites, infidèles, manipulatrices, faibles, hystériques, instables, … Mais le salut, s’il se présente à elles, requiert inévitablement une phase prolongée d’absence, d’abstinence, de réadaptation.
Du côté masculin, la série se présente à plusieurs reprises comme un face à face entre deux modèles, celui, pur, de l’intégrité morale et celui, pragmatique, de l’action qui ne craint pas de se salir les mains. En tant que personnages masculins principaux, Dawson et Pacey incarnent ce combat qui se rejoue régulièrement au fil des saisons, même s’il se révèle de moins en moins pertinent avec l’évolution des personnages. Mitch Leery est par ailleurs lui aussi régulièrement présenté comme un prototype de la masculinité intègre.
Cette vision est cependant clairement identifiée comme étant celle que porte Dawson lui-même sur son identité, et celle des autres personnages masculins auxquels il se trouve confronté. Même si la narration, en proposant régulièrement des occasions d’affrontement accompagne, dans une certaine mesure, cette représentation quelque peu manichéenne, elle la disqualifie cependant largement, tant par l’évolution qu’elle attribue au personnage de Pacey que par les issues, généralement très peu avantageuses pour quelqu’un se vivant comme un héros moral, qu’elle met en scène pour chacun de ces conflits. Il a beau se vivre comme un modèle de vertu, allant jusqu’à regretter que cette identité le désavantage auprès des filles, le rende moins séduisant, et surtout désirable, Dawson se révèle plus que tout autre possessif, capricieux, violent et odieux dès qu’il se sent menacé par la présence d’une virilité plus active que la sienne.
Même si elle ne le disqualifie jamais explicitement et continue à présenter Dawson comme un gentil garçon, la série, quoique hantée par ce modèle, propose pourtant, sans le dire ou l’assumer pleinement, le choix de subvertir son opposition datée et problématique avec la figure du Bad Boy au grand cœur pour proposer une morale concurrente de la masculinité qui ne trouverait plus sa source dans ses principes mais dans son exercice, sa pratique. Une fois démontré combien la virilité ne se décante pas bien dans l’attente et l’inaction, combien il ne suffit pas d’être persuadé d’être un homme bien pour que cela se traduise dans les faits, combien une libido mal assumée pouvait provoquer de maladresses et de violence, nous voici invités à assister au développement progressif mais éloquent d’un autre modèle.
Moins préoccupé par une quelconque intégrité que par la peur de rester indéfiniment le vilain petit canard, le Loser de service, le mec peu fréquentable, Pacey n’a d’autre choix que d’agir. Ne disposant pas de l’illusion réconfortante de sa valeur, inculquée par une famille aimante et soutenante, il sait qu’il part de rien et n’a dès lors rien à perdre. Son âme, ses idéaux, ses rêves et ses espoirs, ce n’est qu’au fur et à mesure de son évolution qu’il les gagne. Et si certains déboires ou désillusions peuvent faire craindre que son comportement destructeur finisse par le perdre, il se révèle en définitive bien plus résiliant et stable que son portrait d’incroyant prêt à se laisser corrompre à la moindre tentation ne le laissait présager au départ. De fait, c’est une figure renouvelée de la masculinité morale qui se dessine avec Pacey, celle d’un homme qui se découvre vertueux, capable de respect et d’attention à force de côtoyer des femmes qui lui inspirent ce comportement.
Il dit tout devoir aux autres. Il était vide et elles l’ont rempli. C’est que ce nouveau modèle qu’il incarne, dont il assiste à la naissance en lui, ne se caractérise pas seulement par son aspect actif. C’est d’ailleurs ce que son ami ne comprend jamais lorsqu’il tente maladroitement de l’imiter. Il ne s’agit jamais d’agir pour agir, d’agir à partir de soi, de sa seule impulsion. Il s’agit d’agir en-dehors de soi, à partir de l’autre. C’est une masculinité du Care à laquelle ce personnage donne vie, un devenir homme qui passe par l’écoute et l’attention aux autres avant toute autre considération. Or, la morale du Care n’est pas une morale de principe, il ne s’agit pas de déontologie ici. C’est une morale pratique, une attitude, un éveil à l’autre qui révèle à soi-même un potentiel trop souvent ignoré, inexploré.
Il ne s’agit pas pour autant de prétendre à la perfection du modèle ainsi proposé. Au même titre que Joey se retrouve peu à peu piégée dans un portrait de Madone impassible qui ne laisse plus transparaitre ses besoins et ses envies, Pacey dépend entièrement du besoin des autres pour se convaincre de sa propre valeur. Ces deux modèles ne pouvaient dès lors que se détruire l’un en l’autre. Parfaits, séparément, mais incompatibles. A moins que ces modèles n’évoluent à nouveau vers une libération possible, l’une en devenant non pas objet mais sujet de désir, sans culpabilité, l’autre en découvrant en lui-même qu’il est digne d’amour et d’attention, lui aussi.
C’est donc à une inversion des démarches, une subversion des modèles, que l’un et l’autre sont invités à se plier, l’un en se vivant aussi comme objet de désir, d’attention, d’admiration, l’autre en découvrant ce qu’elle veut et ce qu’elle est en se rendant disponible et à l’écoute des hommes qui croiseront son chemin et la pousseront à se dépasser. Alors, on ne va pas se mentir, cette dernière partie, ce développement des personnages que proposent les deux dernières saisons de la série est loin d’être convainquant. Ce passage obligé par l’exploration de cette autre facette de soi prend malheureusement des formes anecdotiques et artificielles, au même titres que les relations sans lendemain développées dans le processus. Il faut dire que Pacey apprend bien à ne plus dépendre du besoin des autres pour se sentir exister mais découvre dans le même temps une existence vide de sens sans l’amour inconditionnel qu’il est capable d’apporter. Joey devient un sujet et s’autonomise mais rencontre la même solitude sur son chemin. L’un et l’autre découvrent que, s’il est important de s’aimer pour ne pas faire porter à l’autre le poids de son bonheur, il est tout aussi essentiel de s’abandonner en l’autre si l’on ne veut pas s’abîmer en soi-même. L’inversion, quoique nécessaire, n’a donc qu’un temps et est appelée à se dépasser dans la fusion indifférenciatrice, là où Jen, incapable de faire pleinement confiance, éternel objet de désir, et Dawson, absorbé par son ambition, à jamais sujet créateur isolé des autres et de la vie elle-même, ne peuvent connaitre ce bonheur. Ils restent à jamais des modèles incomplets, imparfaits, limités dans un rôle genré qui ne comble personne et surtout pas l’individu.
Si Dawson’s Creek part d’une double opposition des modèles de genre pour n’en valoriser véritablement qu’un seul, c’est donc vers leur fusion et leur indifférenciation qu’il nous invite de cheminer. Cette identité, libérée des attentes et limites liées à chaque genre, peut également s’observer dans l’évolution du personnage de Jack. Timide et introverti au départ, il incarne une masculinité sensible qui l’exclut d’office du combat pour la masculinité hégémonique qui se joue entre Dawson et Pacey. Et c’est justement pour cela qu’il « remporte » la « récompense » qui devrait théoriquement y être jointe, à savoir l’amour de Joey. Une fois Out, par contre, il intègre l’équipe de football américain, terrain symbolique d’une virilité plus affirmée que celle des personnages principaux. Ayant beaucoup de difficulté à s’assumer, et surtout à assumer son désir, il cherche à s’oublier dans l’homosociabilité festive et renie régulièrement la sensibilité dont il faisait preuve au départ. L’acceptation de soi ne peut dès lors ici aussi s’envisager que dans la réconciliation du féminin et du masculin, s’assumer sujet de désir, comme il le tente en fin de saison 3, et objet de désir désirant, comme avec Tobey.