Séries : la destination et le chemin
avril 28, 2015
En grandissant au sein d’une culture dans laquelle le cinéma et le roman représentaient encore il y a peu le modèle indépassable de la fiction, la consommation grandissante, voire frénétique pour les plus fous d’entre nous, de séries, ainsi que leur accession à une certaine légitimité, nécessite, me semble-t-il, de s’interroger un minimum sur ce que cette transformation peut signifier.
Qu’on le veuille ou non, regarder des séries ce n’est, en effet, pas la même démarche et cela ne répond d’ailleurs probablement pas non plus exactement aux mêmes besoins, que regarder un film. Le rapport au temps en est évidemment changé, et avec lui l’investissement exigé. La série apparaît plus modulable dans un emploi du temps de plus en plus explosé, ce qui procure une sensation de liberté et de facilité, mais entraîne également dans son sillage un attachement et parfois une addiction qui nous « contraint » finalement à y consacrer beaucoup plus de temps.
Bien plus que la résolution d’une intrigue (schéma narratif) ou la répartition des rôles entre les personnages pour y parvenir (schéma actantiel), la série nous offre le plaisir et le confort de la réitération, de la découverte des modulations dans le retour du même. L’univers qu’elle met en place et le propos qu’elle retravaille épisode après épisode se révèle dès lors bien plus important que l’intrigue et surtout sa résolution. L’intérêt pour les personnages s’en trouve lui aussi modifié puisque c’est l’attachement qu’ils inspirent, bien plus que leur « utilité » dans l’avancement du récit qui explique la fidélité du public.
Certains peuvent penser que j’exagère et que je ne tiens pas suffisamment compte de la part toujours grandissante du feuilletonnant dans les séries depuis une vingtaine d’années. C’est vrai que les intrigues semblent se renouveler davantage dans Homeland que dans Mac Gyver. Pour autant peut-on vraiment affirmer que l’intérêt principal des Sopranos, de Mad Men ou de Lost se trouve dans leurs intrigues et la manière dont elles se terminent ? Ou bien ne pourrait-on pas affirmer que celles-ci constituent bien plus un attribut de la mythologie mise en place par la série qu’une véritable fin en soi ? Elles contribuent de l’ambiance véhiculée au même titre que la bande son ou la photographie ; elles font office, quand tout se passe bien, de vernissage de l’œuvre exposée. Cela ne signifie pas que l’intrigue n’est pas importante, mais seulement que, même si la destination nous déçoit, une bonne série sera celle qui nous aura fait aimer le voyage.
C’est pourquoi, alors qu’il me semble possible de considérer certains films comme des chefs d’œuvres incontournables pour tout cinéphile, la question me semble beaucoup moins évidente lorsque l’on aborde les œuvres sérielles. En effet, une bonne série est une série qui parle à notre subjectivité. Elle exige un attachement, une familiarité à force de la côtoyer, elle s’inscrit dans notre quotidienneté et nous accompagne des années, elle nourrit et se nourrit de questionnements qui nous sont propres. Et lorsqu’elle se trahi, nous nous sentons trahis. Certaines sont objectivement meilleures, que les critères soient esthétiques, techniques ou autres, mais si elles n’arrivent pas à nous atteindre, si elles nous laissent sur le bord de la route, peut-on sincèrement les estimer bonnes ?
Définitivement, la série, ce n’est pas du cinéma. Elle met en place un autre mode de narration, d’autres formes de consommation, un autre rapport à la légitimité culturelle… Et puis, en tant que récit, elle véhicule d’autres enjeux et thématiques. Plus quotidienne, plus immanente, plus pragmatique, elle nous raconte l’existence en train de vivre, avec ses hauts et ses bas, ses possibles et ses contraintes, son sens et son absurdité.
L’idée de cet article m’est venue en écrivant cette critique.
Elle a par ailleurs été discutée dans cette émission.
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