Flaked, plongée dans le sentiment d’imposture

Cet article a fait l’objet d’une publication antérieure sur le site de Smallthings.

Flaked

Débarquée, sans grand bruit, le 11 mars sur Netflix, la nouvelle dramédie de Will Arnett et Mark Chappell a reçu un accueil pour le moins mitigé. Il faut dire que son sujet et le héros qui l’incarne à la perfection prêtent particulièrement le flanc au malentendu.

Comme la plupart des dramédies, la série se présente au premier abord comme la vie ordinaire et un peu médiocre, en bref trainante et sans intérêt, de quelques blancs privilégiés et superficiels. En l’occurrence, malgré un discours introductif qui détonne d’emblée avec le ton habituel, puisqu’on y apprend que le héros qu’on nous propose de suivre, Chip, a accidentellement tué quelqu’un une dizaine d’années auparavant, Flaked ne semble a priori rien nous proposer d’autre que le quotidien de cet alcoolique repenti, un peu manipulateur mais néanmoins charmant.

Et, de fait, Chip est un bobo sans ampleur qui vit aux crochets de ceux qui ont le malheur de succomber à ses discours lénifiants sur l’acceptation de soi et le respect des autres. Et forcément, ce mode de vie et d’être s’accompagne d’une pitoyable « chasse » à la « bonasse » qui constitue l’essentiel des préoccupations et conflits agitant son très petit cercle d’amis, exclusivement masculin, ça va de soi. C’en est au point où chaque personnage féminin ne semble apparaitre que pour tomber en pamoison devant lui.

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Bref, c’est un peu la fête à la saucisse et on navigue au degré zéro de la profondeur, impression encore amplifiée par les incessantes déclarations d’intention de notre héros en forme de maximes pour posters à petits chats. Sur ce point, le lieu où se situe l’action, Venice, espace de vie que l’on voit parcourir notre héros, à pied ou en vélo, par opposition aux endroits où il a besoin que quelqu’un le conduise en voiture, joue également un rôle important puisqu’il renforce cette sensation d’authenticité que tente de se donner Chip, qui n’hésite d’ailleurs jamais à en convoquer les valeurs pour y capitaliser son image.

Mais, vous l’aurez compris par vous-mêmes, si Flaked mise autant sur l’installation d’un univers extrêmement superficiel, et pourtant si familier (l’homme blanc hétérosexuel, cabossé par la vie mais fondamentalement bien intentionné), c’est qu’il s’agit précisément du cœur de son sujet. Le sentiment d’imposture qui se développe au fur et à mesure des 8 épisodes de cette première saison à partir de ce point de départ constitue probablement une critique bien plus efficace de ce modèle éculé que toute approche frontale.

C’est que, si nous sommes habitués aux héros qui font de mauvais choix pour de bonnes raisons, ou en tout cas des raisons auxquelles on peut s’identifier, et aux vilains qui endossent leur rôle de méchant de l’histoire, que ce soit par pur cynisme ou en parfait reflet inversé des premiers, rarement on nous invite à adopter le point de vue d’une personne aussi ambivalente que Chip.

Flaked

Ainsi, si le personnage peut nous faire penser à Hank Moody, par son côté charmeur et désinvolte ou Bojack Horseman, pour son regard dépressif et désabusé sur le monde, le regard que porte la série sur lui est très différent. Il ne sera pas question ici d’amener le téléspectateur à aimer et souhaiter que tout s’arrange pour Chip, que son intérêt amoureux l’accepte enfin pour qu’il puisse se reconstruire une estime de soi. Au contraire, chaque piste qui aurait pu nous amener à nous sentir désolés pour lui se referme l’une après l’autre pour ne plus laisser apparaître que sa lâcheté et son opportunisme. Dans ce contexte, l’histoire d’amour qui s’y développe n’a rien d’une rédemption ou d’une récompense, elle cristallise au contraire le malaise que l’on est amené à ressentir à le regarder profiter ainsi du résultat de ses mensonges.

Incarné par Will Arnett, qui apporte à ce rôle taillé sur mesure l’équilibre idéal entre authenticité fabriquée et manipulation sincère, Chip, parfait mélange entre le cynisme le plus fourbe et une profonde haine de soi, renouvelle l’image de l’anti-héros en développant une dimension humaine trop peu explorée, à laquelle nous pouvons pourtant tous nous identifier, à savoir le sentiment d’imposture. Il ne s’agit pas d’être profondément mauvais, ni de se reprocher indéfiniment nos petits arrangements avec la vérité, mais simplement de tirer profit de l’image tronquée que les autres ont de nous, sans en sortir totalement indemne mais quand même pas au point d’y renoncer.

Les séries nous avaient habitués à un rapport très manichéen à la question de la vérité (comme je l’expliquais dans l’émission et l’article que cette série a inspirés), celle-ci fait tomber cette évidence morale sans pour autant céder au cynisme qui ne fait souvent que renverser les valeurs traditionnelles. Il développe, finalement, un rapport pragmatique à cette question qui jusqu’ici avait étonnamment échappé à cette tendance de fond de l’idéologie véhiculée par les séries (comme je l’expliquais iciici, ici ou ici, par exemple). Chip est fondamentalement faux, et ça ne nous le rend que plus réel, mais tous ceux qui l’entourent le sont un peu aussi à leur façon. Personne ne se présente sans carapace, personne n’est dans la vérité crue, ni vis-à-vis des autres ni vis-à-vis de lui-même. Ainsi, la mère de Dennis, qui invente du drame pour pouvoir voir son fils, l’ex-femme de Chip dont il semble impossible à déterminer si ses amies sont des employées ou ses employées des amies, Topher, le roi du virtuel, qui recherche du réel, ou du moins le prétend, London dont on ne sait à qui, des habitants de Venice, ses proches ou elle-même, elle ment le plus, …

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Dans cet univers, la figure de Dennis dénote un peu. Il apparait étonnamment honnête, comme le parfait contrepoint à son « ami ». Il incarne le révélateur, la vérité, celui qui appelle le héros à se « confesser ». Mais il est aussi l’éternel second, celui qui n’aura jamais l’assurance et le charisme de Chip, celui qu’il fascine probablement le plus. Pas de chance, l’authenticité ne sera pas récompensée, la transparence manque singulièrement de glamour et l’illusion arrange autant celui qui en est à l’origine que ceux sur lesquels elle exerce sa fascination.

Flaked nous montre que cela n’empêche ni les moments de grâce, ni les semi-vérités, sans pour autant être complaisant avec son personnage principal. Nous n’assisterons ni à son rachat, ni à une quelconque rédemption. Mais si sa vérité finit par nous apparaitre dans toute sa crudité, contraste encore une fois amplifié par le charisme que semble lui accorder auprès de ses « voisins » son discours du dernier épisode, ce n’est pas pour autant non plus que tombe une quelconque condamnation  définitive. Pas de révélation fracassante, pas de diabolisation, pas de vérité qui purifie, juste la poignée de main d’un ami qui entérine sa déception.

Il ne fait donc pas de doute, pour moi, que Flaked mérite largement d’être découverte. Tout n’y est pas parfait et particulièrement, en dehors de la problématique incarnée par son héros, les personnages secondaires qui ne sont qu’esquissés et manquent donc d’ampleur. Mais, en vérité, tout le travail narratif réalisé autour de la figure de Chip consiste précisément à réduire son personnage à une coquille vide. Rien d’étonnant donc à ce que ceux qui l’entourent ne soient abordés que de manière superficielle. Par contre, la série en elle-même, et le propos qu’elle porte, sont aussi pertinents et originaux que l’univers qu’elle met en scène est fabriqué de toute pièce.