Emotions sérielles
novembre 19, 2015
J’avais examiné dans un article précédent en quoi l’on pouvait considérer le plaisir comme un critère pertinent pour critiquer une série. Or, si l’on s’y penche un instant, la dimension émotionnelle, si elle reste largement impensée, constitue pourtant un élément majeur de nos expériences sérielles.
En effet, si la fiction nous pousse à réfléchir, à évaluer certaines certitudes morales, à tester des scénarii pour inventer l’avenir, le tout nourrissant notre imaginaire et ouvrant ainsi le chemin des possibles, c’est surtout parce qu’elle nous prend par les sentiments et nous fait vibrer avec elle que la fiction dispose d’une telle emprise, d’une telle puissance de persuasion. Car plus que tout discours rationnel et argumenté, en nous faisant rire ou pleurer, frémir ou rêver, nos fictions s’imposent à nous avec la force de l’évidence. Evidemment qu’elles ont raison puisque nous en expérimentons l’effet concret et immédiat sur nous-mêmes.
Or, cette preuve empirique, même si elle est difficilement exprimable et plus encore communicable, quoique nous en fassions tous l’expérience d’une manière ou une autre, explique probablement, au moins en partie, l’intuition qui nous pousse, malgré la distinction nette entre réalité et fiction, à sans arrêt faire des liens entre les deux. De fait, nous pouvons tous constater que ce qui ne peut vraiment être vu comme existant, au sens philosophique de modalité de l’être distincte de l’essence, semble pourtant pouvoir être considéré comme la cause (efficiente) de certains effets bien réels.
Par conséquent, à défaut de pouvoir déterminer facilement le statut ontologique de la fiction, peut-être serait-il intéressant d’en examiner les effets, à savoir les émotions qu’elle provoque en nous afin d’en observer la nature. Pour ce faire, j’ai identifié trois stades émotionnels, distincts quoique étroitement liés, que je vais essayer d’analyser : le plaisir, l’attachement et la communion.
Le plaisir, comme je l’ai indiqué plus haut, a déjà fait l’objet d’un article à part, je ne reprendrai donc pas l’ensemble de mon raisonnement, auquel vous pouvez vous référer ici, mais en évoquerai simplement les grandes lignes. Pour commencer, remarquons que cette première émotion, instantanée et fugace, peut recouvrir une large diversité de situations. Ainsi, le plaisir évident ressenti lorsque l’on rit ou que l’on se divertit ne doit pas masquer les plaisirs, peut-être plus subtils, de se laisser aller à pleurer à chaudes larmes pour des raisons sans gravité réelle, d’admirer les qualités artistiques ou techniques mis en œuvre ou de trouver matière à réflexion.
Les causes du plaisir sont donc très diverses et varient d’un individu à l’autre en fonction de leurs intérêts et sensibilité. Par conséquent, celui-ci est souvent considéré comme trop subjectif pour pouvoir être pris en compte. Or, quoique l’on puisse, en effet, reconnaitre que nous ne trouvons pas tous notre plaisir dans les mêmes œuvres, ni pour les mêmes raisons, il serait cependant expéditif de ne pas tenir compte de cette dimension. En effet, malgré les différences individuelles, le plaisir que l’on peut trouver dans une fiction est en vérité conditionné par son adoption d’un grands nombre de codes culturels partagés, comme ceux du réalisme et/ou du vraisemblable, des références communes ou du média utilisé, par exemple.
L’attachement, quoique découlant évidemment directement du plaisir, s’en distingue notamment par son inscription dans la durée. On peut le voir comme la deuxième étape du lien émotionnel entre nous et une série. Cet ancrage dans le temps est double. D’une part, le lien du spectateur s’intensifie au fur et à mesure de sa fréquentation de l’univers mis en place. On peut donc considérer que plus un récit dure et plus il permet au public de s’y attacher, ce qui place bien évidemment le récit sériel en première ligne lorsqu’il s’agit de susciter ce type d’émotion. D’autre part, une fois l’œuvre devenue familière, nous auront tendance à renforcer encore son importance pour nous en en faisant un rendez-vous privilégié dont l’attente et le manque participera au processus, au point de vivre, une fois la série finie, une véritable phase de deuil.
Cet attachement peut s’appliquer à un ou plusieurs personnages de l’œuvre concernée mais pas seulement. Ainsi, l’ambiance d’une fiction, son propos, la manière dont elle aborde la vie, la vision du monde qu’elle met en scène, son humour, … sont autant d’éléments qui peuvent justifier notre amour et notre désir de prolonger notre relation avec un univers fictionnel. C’est pourquoi, en dehors des personnages, et des acteurs qui les incarnent parfois au point de s’y perdre, certains Showrunners et/ou scénaristes peuvent également faire l’objet d’une forme de culte auprès des fans.
Si l’on se penche sur ce qui pourrait causer cet attachement et en expliquer certaines manifestations parfois extrêmes, on peut observer que, au-delà du plaisir et du désir légitime de le prolonger, les fictions vis-à-vis desquelles nous ressentons les liens les plus forts se caractérisent par le sentiment de reconnaissance mutuelle qu’elles nous procurent. En représentant un monde proche de notre monde vécu, des personnages dont la psychologie et les motivations nous permettent de mieux nous comprendre nous-mêmes, elles semblent non seulement nous parler de nous, directement, dans ce que l’on a de plus intime, mais aussi reconnaitre dans cet intime une forme d’universel auquel nous participons.
Quiconque est un peu familiarisé avec les études de Pierre Bourdieu sur la culture sait combien nos goûts, qui nous semblent nous définir le plus en tant qu’individu singulier, sont aussi l’expression de notre milieu, de notre éducation et de notre trajectoire sociale. Le lien entre l’intime et le partagé est en vérité omniprésent et fondamental si l’on veut comprendre comment la fiction, qui nous propose des intrigues et des personnages spécifiques, arrive à nous atteindre parfois avec la puissance d’une vérité métaphysique dans ce que nous vivons de plus personnel.
Parce qu’elle célèbre des valeurs qui sont importantes pour moi, qu’elle met en scène des destins et des modes d’être au monde qui me touchent, qu’elle porte sur le monde et la vie un regard proche de ce que j’expérimente moi aussi, ma série tend à se confondre avec moi. Aussi, parfois peut-on se sentir blessé par ceux qui la critiquent et soudainement étranger de ceux qui n’y voient pas ce que l’on y voit.
La communion, enfin, clôture l’engagement émotionnel que l’on peut déployer à l’encontre d’une fiction. Découlant de la capacité de certains récits à sublimer nos expériences intimes en universel, elle répond à un besoin anthropologique fondamental, celui de participer à quelque chose qui nous dépasse. Or, comme l’explique très bien Emile Durkheim dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, c’est du sentiment qu’une communauté dépasse la somme des individualités qui la composent que nait en nous le sentiment du sacré. Quoique culturellement bien moins légitimes que les récits mythiques et religieux, les récits contemporains, en nous donnant l’impression que notre expérience participe d’une expérience universalisable par le biais de la fiction, nous permettraient donc de vivre des moments de communion mystique avec le collectif, le corps social auquel nous appartenons, sans toujours nous en rendre compte dans le contexte contemporain d’atomisation et de sécularisation.
Cette dimension fondamentalement sociale de l’expérience fictionnelle nous permet ainsi de comprendre pourquoi nous pouvons ressentir le besoin de partager notre amour pour certains univers virtuels, que ce soit en nous rassemblant physiquement, à travers les réseaux sociaux ou dans le partage de nos découvertes. Nous avons envie et besoin que ce que nous avons vécu, ce plaisir et cet attachement dont nous parlions plus haut, dépasse notre seule personne, nous sorte peut-être aussi de notre vie de monades rendant le partage de notre vécu si difficilement communicable, pour nous mettre en harmonie avec ce qui nous entoure, et en priorité autrui.
Aussi, au même titre que les moments de fête ou de recueillement, lorsque le réel résiste, lorsque la communion ne se fait pas, lorsque nous vivons certaines fictions sur le même mode que le reste, en solitaire, parce que personne ne semble partager notre enthousiasme ou notre dégoût, pouvons-nous nous sentir frustrés et plus incompris que jamais, seuls dans la foule. Si nous pouvons parfois mal vivre le fait que d’autres ne ressentent pas les mêmes émotions que nous face à certaines séries, c’est donc autant parce que, à travers celles-ci, c’est nous-mêmes et nos valeurs que nous voyons légitimées que parce que cela nous prive du plaisir de nous sentir appartenir à un nous qui nous dépasse.
Bien sûr, ce phénomène s’accompagne de son pendant évident, vu les mouvements de redéfinition continue entre communion et distinction, à savoir la dépossession que l’on peut parfois expérimenter lorsque l’univers fictionnel que nous avions sacralisé est investi par des groupes auxquels on s’oppose traditionnellement. La communion n’est alors plus possible, n’étant plus le fait d’une communauté relativement cohérente, et nous nous trouvons contraints de définir de nouveaux objets, probablement plus obscurs, de vénération.
P.S. : Cet article développe le propos proposé dans l’émission 3×07.
Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire.