Fear The Walking Dead et la politique
octobre 9, 2015
Dans un article précédent, consacré à l’utilité individuelle des séries, j’avais déjà expliqué en quoi l’on pouvait considérer que les fictions que l’on choisit de côtoyer pouvaient nous rendre meilleurs en nous permettant de mieux comprendre d’autres points de vue et d’appréhender avec plus de finesse la complexité morale.
Cette idée n’est pas neuve et est en réalité défendue par plusieurs auteurs reconnus de l’autre côté de l’Atlantique, comme Martha Nussbaum par exemple. Elle faisait d’ailleurs récemment l’objet d’un article relayant une expérience de psychologie sociale menée à partir de ce postulat.
Bien que le journaliste s’y servait clairement de l’« information » en question comme d’un alibi (pseudo)scientifique pour servir une soupe facile et sans grand intérêt, il témoigne néanmoins bien d’une préoccupation américaine pour l’éducation morale par la fiction que l’on ne retrouve quasiment pas chez nous. Si l’élitisme en est une explication souvent apportée, la différence avec laquelle la question de l’éthique est envisagée de part et d’autre me semble tout aussi pertinente.
Quoi qu’il en soit, l’hypothèse me parait suffisamment intéressante pour être prise en compte, ne serait-ce qu’intellectuellement, la démonstration concrète en étant plus compliquée. En effet, au-delà de la satisfaction qu’elle peut nous apporter en légitimant l’utilité de nos heures passées dans le virtuel (or on sait combien l’utilité est une valeur importante actuellement), cette idée me permet surtout de construire un pont supplémentaire entre le fictionnel et le réel. (A ce sujet, voir l’article suivant)
En l’occurrence, ici, ce pont permettrait aux systèmes symboliques (images, valeurs, interprétations, idées, …) véhiculés par les séries d’avoir un impact sur nous, sur notre vision du monde, et par conséquent sur la société. S’il ne faut, en effet, pas passer dix ans devant les séries pour voir qu’elles nous parlent de nous, de notre mode de vie et de notre organisation sociale, leur influence reste néanmoins difficile à prouver et se limite souvent à quelques exemples plus symboliques que véritablement significatifs, comme l’image d’un président noir, par exemple.
Pourtant, si cette connexion est si difficile à démontrer, c’est qu’elle postule l’existence de deux entités séparées : la réalité d’un côté et la fiction de l’autre. Or, cette séparation se révèle totalement artificielle dès lors que l’on y réfléchit. Car, plus que se nourrir l’une l’autre, ces notions apparaissent indissociables au sein de l’expérience humaine, tant celle-ci se réalise autant concrètement que dans sa mise en récit. Comme le dirait Heidegger, l’homme n’est jamais purement là où il est, il n’« existe » qu’en projection.
Par conséquent, nos fictions, plus que décrire un état du monde actuel, sont aussi dans le même mouvement une action du monde sur le monde. S’il existe un aspect souvent prophétique dans la fiction, c’est qu’elles se développent sur un mode performatif, auto-réalisateur. Ce phénomène se réalise en nous autant qu’à l’échelle sociale (ce qui est logique puisque cette distinction relève exactement du même artifice intellectuel que la précédente), donnant ainsi aux productions culturelles un poids moral, autant que politique.
Ainsi, si l’on peut, par exemple, voir en Fear The Walking Dead l’expression d’un sentiment individuel de malaise face à une société de masse de plus en plus compétitive et dans laquelle il est difficile de trouver sa voi(e/x), il n’est pas inutile non plus d’en décoder les implicites politiques. Or, à ce constat effrayant mais relativement juste, du moins en partie, la série ne propose qu’une seule réponse : celle de la participation active à cette déshumanisation généralisée.
Et c’est la seule possible, non pas parce qu’elle ne nous en montre pas d’autres mais, au contraire, parce que chaque choix différent se voit sanctionner par la mort. Ainsi, les revendications citoyennes des débuts apparaissent ridicules tant elles sont le fait de gens qui n’ont rien compris aux enjeux ; la tentation à faire confiance, que ce soit à une organisation étatique comme l’armée ou à son voisin, relève de l’aveuglement tant chacun n’agit en réalité que pour son propre intérêt ; le refus face à la torture et au meurtre s’apparente à des considérations de bobo à dépasser au plus vite si l’on veut survivre. Les seuls liens possibles sont ceux du clan, dans son expression la plus minimaliste.
Face à un tel propos, qui peut bien sûr simplement être vu comme un avertissement face à certaines tendances sociales contemporaines, je ne peux m’empêcher de me sentir très mal à l’aise. Car, si l’on peut toujours espérer que cela contribue à réveiller les consciences, on peut également craindre l’adhésion, à laquelle elle nous invite, à cette vision égoïste et désabusée de l’humanité. Contrairement à de nombreuses autres séries bien plus subtiles, celle-ci ne pose pas vraiment de question. Elle pose un constat et développe une marche à suivre. Comment peut-on, dès lors, comprendre l’amélioration morale à laquelle nous sommes ainsi invités ?
Au même titre que certaines émissions de téléréalité, véhiculant des valeurs similaires, il me semble, en effet, que ce type de série entraine nos esprits à envisager le monde et les gens qui nous entourent sur un mode non seulement compétitif ou utilitariste mais affranchi des principes qui fondent notre capacité à vivre ensemble, créant ainsi les conditions favorable à l’émergence d’un tel monde.
C’est pourquoi, analyser la dimension idéologique des fictions contemporaines me semble si important aujourd’hui, non seulement intellectuellement mais aussi socialement. Cela nous rend plus attentifs et plus conscients et, le cas échéant, nous permet de mieux choisir les univers où nourrir notre imaginaire.
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