Nos séries et leur morale
janvier 21, 2016
Depuis que j’ai ouvert ce blog, j’ai tenté de démontrer à longueur d’articles que nos fictions télévisées n’étaient pas neutres idéologiquement, qu’elles avaient un impact bien réel sur nous et sur le monde qui nous entoure. Plus j’analyse de séries, cependant, et plus il devient manifeste à mes yeux que leur contenu moral s’inscrit dans une vision du monde largement partagée, d’un genre à l’autre et d’un univers à l’autre. Une telle tendance me semble ainsi assez significative pour en déduire qu’il s’agit là de l’expression d’un esprit du temps, comme autant d’incarnations du système de valeurs qui gouverne nos contemporains.
Au cœur de ce système moral, et nous verrons combien cela conditionne l’ensemble des éléments qui seront développés à la suite, nous pouvons avant toute chose identifier les fondements de la pensée pragmatique. Courant philosophique anglo-saxon, le pragmatisme consiste en une remise en cause systématique de toutes les catégories sur lesquelles nous fondons habituellement nos certitudes, en priorité desquelles le langage lui-même dont on souligne le caractère contingent.
La vérité ne constituant plus un critère pertinent pour fonder nos choix moraux, nous nous retrouvons dès lors dans l’obligation de nous engager bien plus concrètement dans notre rapport aux autres puisque seules les conditions particulières d’une situation pourront nous aider à savoir comment agir au mieux. Notons que pour un penseur pragmatique comme Richard Rorty, ce volet moral, qu’on pourrait presque qualifier de morale de l’attention aux autres, ce qu’il appelle Solidarité, s’accompagne d’une nécessaire séparation entre espace privé et espace public, le premier devenant ainsi le lieu privilégié d’expression de nos doutes et remises en question, qu’il désigne comme Ironie.
En tant que dispositif mettant le focus sur les situations particulières, les individus et leur quotidien, au dépend la plupart du temps d’une vision d’ensemble plus propice au discours politique et idéologique (affirmé), la série télévisée me semble être le support idéal de la pensée pragmatique. Il ne s’agit d’ailleurs sans doute pas d’un hasard si celle-ci a peu à peu, ces vingt dernières années monté les échelons de la légitimité culturelle, si on la considère comme le véhicule privilégié d’un mode de pensée en plein épanouissement.
Ainsi, si elles sont très nombreuses à développer le thème du choix moral, entre principes et réalité du terrain, certaines séries épousent particulièrement bien les contours du pragmatisme et en font, consciemment ou pas, le moteur principal de leurs intrigues (pour le constater, je vous invite à vous référer, par exemple, aux analyses que j’ai pu consacrer à South Park, Kaamelott ou Game of Thrones). Le rejet de toute idéologie ou principe a priori au profit d’une éthique quasi aristotélicienne (prudence et moment opportun), faite de souplesse et de bon sens, met également en avant la solitude des individus face à ces choix tout autant que leur responsabilité envers les autres.
François Jost a récemment consacré un ouvrage à démontrer que les anti-héros récents étaient en vérité les avatars de l’utilitarisme, autre courant philosophique très anglo-saxon, quoique plus ancien. Cette analyse n’est évidemment pas si éloignée de la mienne. La référence au pragmatisme me semble cependant plus complète et plus contemporaine. En effet, l’utilitarisme est avant tout une philosophie politique, destinée à objectiver des décisions publiques. Si elle rejette, de fait, les principes moraux au profit d’un simple calcul d’utilité, c’est surtout dans un souci d’objectivité afin d’assurer un traitement le plus rationnel, parce que dépassionné, possible.
Ce type de raisonnement pourrait être plaqué sur certains dilemmes régulièrement rencontrés, du type « Doit-on tuer un homme si cela nous permet d’en sauver 5 autres ? ». Il se révèle, par contre, moins efficace lorsqu’il s’agit d’observer des débats internes aux individus dans un monde où l’idée même d’objectivité n’a plus de pertinence. Pensez aux personnages de Lost, Game of Thrones ou The Good Wife, ils ne calculent pas, ils louvoient tant bien que mal, font au mieux avec les informations dont ils disposent mais une large partie des enjeux leur sont généralement cachés, ou du moins encore inconnus. Tous avancent à l’aveugle.
L’enjeu s’en trouve ainsi déplacé de la question morale en tant que telle à l’expérience morale vécue par les individus. Ce n’est plus la raison, fut-elle utilitariste, qui se situe au centre de l’équation et l’idéologie n’est pas rejetée parce qu’elle est chargée de passion. C’est parce qu’elle ne prend pas en compte le particulier qu’elle n’est plus opérante et qu’elle doit être remplacée par l’individu en connexion directe avec les évènements.
Si les personnages de séries contemporaines adoptent un positionnement pragmatique, c’est bien sûr parce qu’ils rejettent tout principe moral a priori – ce rejet absolu de l’idéologie présentée comme antagoniste de la réalité, des faits, peut d’ailleurs s’observer bien au-delà du seul cadre de nos fictions – mais c’est surtout parce que leurs choix éthiques ne peuvent plus prétendre s’appuyer sur une quelconque forme de rationalité. Il s’agit de prendre ses décisions seul en se fondant sur sa seule conscience et l’idée que quoi que l’on fasse, on en porte l’entière responsabilité.
Cette conception anthropologique s’apparente ainsi davantage par certains aspects à celle du héros tragique classique ayant à subir les conséquences souvent injustes d’un destin qui s’est imposé à lui qu’à celle de l’individu moderne, rationnel et en pleine conscience des conséquences de ses actes. C’est qu’au déterminisme de la destinée s’est substituée ici la liberté absolue de l’existentialisme, dont on sait combien le poids peut se révéler aussi écrasant. Lorsque toute contrainte est niée sous prétexte que l’on est toujours libre de s’y substituer, fusse par la mort, comment ne pas vivre cette responsabilité totale sur le mode tragique ?
Ainsi, de ces prémisses pragmatiques partagées par la grande majorité de nos séries découlent assez logiquement deux rapports au monde que l’on peut également observer régulièrement : un désenchantement à ré-enchanter et une morale de l’action.
L’idée selon laquelle notre existence n’est plus guidée ni par des idéaux ou des croyances, ni par l’organisation sociale autour de la carrière, du couple et de la famille, nous place en présence de personnages aux agissements largement chaotiques, pour lesquels l’instant présent, les relations proches et le divertissement constitue un mode de vie. Ce sont ces moments de partage qui leur permettent de donner sens à ce qui n’a plus de direction, comme nous pouvons l’observer dans New Girl, Community, Californication ou encore You’re The Worst.
Notons qu’un certain nombre de séries nous présentent également leur recette pour remettre de la magie là où il n’y en a plus, dans la vie qui en aurait été privée, à travers la valorisation de dimension pragmatique mais potentiellement puissante de l’individu, comme la confiance en soi, la foi (non religieuse), les liens humains (amour, amitié, …), l’imagination, l’optimisme, … C’est par exemple le cas dans Once Upon a Time, Supernatural, Battle Creek, Angel From Hell, The Grinder, John from Cincinnati…
Imprégnées, consciemment, comme dans le cas de Joss Whedon, ou pas, comme je l’ai expliqué plus haut d’existentialisme, d’autres séries tirent des mêmes prémisses pragmatiques une conclusion différente, quoique pas absolument incompatible, à savoir l’idée que seules nos actions peuvent nous définir. Face à l’absurde, face à l’angoisse, il s’agit de prendre les armes coûte que coûte et de se lancer dans la bataille qui fera de nous des êtres humains, limités, faibles mais debout.
On retrouve évidemment beaucoup ce propos dans les séries pour adolescents mais, si ce message pouvait s’accompagner d’une tonalité très optimiste, du style « à cœur vaillant rien d’impossible » mâtiné de rêve américain, dans One Tree Hill ou Dawson, par certains aspects, il révèle souvent aussi un pessimisme bien plus tendance, comme dans The OC ou Buffy.
Notons cependant que cette inclination au pessimisme, souvent vu comme plus réaliste, peut être de deux natures différentes. L’un porte sur la vie et véhicule l’idée que rien n’y est facile, que les pertes sont inévitables et que l’issue nous en sera fatale. On peut voir dans ce pessimisme, une forme pragmatique de rapport au monde soutenant l’appel à agir. Puisque tout est perdu d’avance mais que ne rien faire, c’est ne rien être, voyons au moins jusqu’où on arrivera. C’est un combat pour et contre soi-même autant que contre le mal. L’autre, que je qualifierais de misanthrope, s’appuie également sur l’idée que nos actes nous définissent mais parie sur l’inévitable corruption de nos intentions au fur et à mesure des choix que nous posons. Il est donc profondément nihiliste.
Enfin, je pointerai deux dernières conceptions qui me semblent également découler de la très large représentation de la pensée pragmatique dans les séries : l’importance de la communauté et la morale de l’authenticité.
Je l’ai dit, le pragmatisme incite à privilégier l’expérience individuelle ici et maintenant tout en insistant sur son caractère particulier. Il n’est pas question ici de déduire de mon expérience un universalisme quelconque qui y verrait l’occurrence exemplaire d’un vécu humain universel. Au contraire, le monde partagé semble être occupé par une immense diversité d’êtres hétérogènes, très différents les uns des autres, mais se retrouvant dans des situations communes en fonctions des circonstances. Or, ces expériences étant primordiales, puisqu’elles constituent l’unique matière de laquelle sont constituées nos vies et nos identités, ces moments en communauté se retrouvent mis en valeur, célébrés, autant pour la diversité des personnes qu’ils mettent en présence que pour ce qu’ils apportent de joie, de plaisir et de partage aux individus en question. C’est ainsi que l’on peut rencontrer dans nos séries un certains nombres de groupes aussi improbables qu’unis (Community, The Office, Deadwood, Superstore, Friday Night Lights,…).
Par ailleurs, les personnages ne se définissant que par leurs actions, l’injonction à être authentiquement soi-même sera particulièrement mise en avant. Nous pouvons ainsi remarquer dans nombre de fictions actuelles deux signes de cette morale de l’authenticité : la valorisation de l’originalité et l’identification du mal au mensonge, à l’hypocrisie, en un mot à l’inauthenticité (House, Breaking Bad, Better Call Saul, South Park).
P.S. : Cet article développe les idées présentées dans le podcast 3×14 consacré à ce sujet.